La rencontre de Yaâqov et Êssaw

Le Midrache rapporte :

“Quand Yaâqov et Êssaw étaient encore dans le sein de leur mère, Yaâqov dit à Êssaw : Êssaw, mon frère, nous sommes deux fils du même père et, devant nous, se dressent deux mondes : ce monde-ci et le monde futur. Dans ce monde ont cours le manger, le boire et le commerce. Le monde futur n’est pas ainsi. Veux-tu prendre ce monde et je prendrai le monde futur ? À ce moment, Êssaw prit sa part dans ce monde et Yaâqov se réserva le monde futur.

Yaâqov retourne de chez Labane. Êssaw constate que [son frère] a deux femmes, des enfants, des serviteurs, des servantes, de l’argent et de l’or. Aussitôt [Êssaw] s’adresse à Yaâqov : mon frère, ne m’as-tu pas dit que tu te réserves le monde futur et moi ce monde ? D’où te vient tout ce monde, des femmes, des enfants, de l’argent, des serviteurs et des servantes ? Pourquoi te sers-tu et profites-tu, comme moi, de choses qui appartiennent à ce monde ? Yaâqov répond à Êssaw : le Saint béni soit-Il m’a donné ce peu de biens afin de m’en servir selon mes besoins dans ce monde.

Êssaw parvient alors à la conclusion suivante : si déjà le Saint béni soit-Il réserve [une part] à Yaâqov dans ce monde qui ne lui appartient pas, a fortiori dans le monde futur qui lui revient.”

Ce midrache montre une fois de plus l’erreur de jugement de Êssaw quant à la destination des deux mondes. L’erreur voudrait que le partage soit radical. Aussi rigoureux qu’il puisse être, l’on ne saurait imaginer Yaâqov obligé de quitter ce monde pour vivre dans le monde futur. Au nom de quoi Êssaw pourrait-il réclamer de Yaâqov un renoncement volontaire de tout ce qui appartient à ce monde ?

Dans l’esprit de Yaâqov, ôlam ha-bale monde futur, est le monde de l’esprit, le monde de la Tora. Ainsi, pour le mériter, faut-il investir dans ce monde tous les efforts pour étudier la Tora et pratiquer les mitswot. Ce monde est nécessaire pour gagner son entrée dans le monde futur. C’est par des efforts soutenus et acharnés fournis dans ce monde que Yaâqov peut accéder à la vie du monde futur. En effet, les prescriptions divines ne sauraient s’appliquer que dans le monde terrestre, le monde matériel. Ainsi faut-il comprendre la michena : “Point de farine, point de Tora”. Car la Tora ne saurait se réaliser dans un monde immatériel. Plusieurs mitswot ne peuvent avoir de sens sans le support matériel de ce monde.

Cependant, Yaâqov a raison de choisir l’autre ôlam, l’autre monde, qui n’est accessible que grâce aux sacrifices que l’homme consent dans ce monde. Aussi dit-il à Êssaw que dans ôlam ha-ba il n’y a ni manger ni boire. Autrement dit, pour mériter ôlam ha-ba il est nécessaire de sacrifier et renoncer à tous les plaisirs de ce ôlam.

Êssaw est de ceux qui sont incapables de concevoir un monde sans les plaisirs sensibles et immédiats. Il ne veut pas vivre pour le lendemain, il entend profiter du présent. Toute promesse n’est pas prise en compte par Êssaw. Dans une telle perspective, il n’est nullement question de lui demander des sacrifices. Ainsi faut-il comprendre la différence entre la bénédiction que Yitshaq adresse à Êssaw et celle qu’il réserve à Yaâqov. Ainsi, s’adressant à Yaâqov, Yitshaq dit :

Puisse D’ieu t’enrichir de la rosée des cieux et des sucs de la terre“.

Pourquoi le nom Èl’ohim, D’ieu, qui indique la rigueur et la justice, demande Rachi ? Parce que D’ieu ne donnera à Yaâqov que selon la justice. Seulement si cela est dû, D’ieu donnera la rosée ; sinon, Il ne la donnera pas. En revanche, à Êssaw, Yitshaq dira :

Une grasse contrée sera ton domaine“.

Que Êssaw soit juste ou impie, D’ieu la lui donnera. Êssaw est incapable de supporter la rigueur et la justice divines.”

Yaâqov se contente de la promesse. La récompense concerne le futur non le présent. Il saura être patient même quand la justice divine s’applique dans toute sa rigueur.

Lors de leur rencontre, Êssaw est surpris. Quoi ? Yaâqov accède à la richesse ! Parti seul, il revient avec femmes, enfants, troupeaux, serviteurs et servantes ? Êssaw ne peut se contenir : “Qu’est-ce que toute cette troupe, venant de ta part, que j’ai rencontrée ?” Êssaw ne peut comprendre que Yaâqov puisse acquérir les biens de ce monde. Ces biens sont réservés à Êssaw !

Il est vrai que Êssaw exprime par deux fois sa surprise. Déjà :

“En levant les yeux, il vit les femmes et les enfants et dit : Que te sont ceux-là ? [Yaâqov] répondit : Ce sont les enfants dont D’ieu a gratifié ton serviteur”.

Déjà Rabbi Yaâqov Abouhatsira voit dans l’exclamation de Êssaw, que te sont ceux-là ?, l’anagramme de Èl’ohim, en deux mots et inversés, pour faire sentir à Yaâqov combien il doute de sa piété puisqu’il a épousé quatre femmes dont deux sont sœurs. Pour Êssaw, le nombre de femmes de Yaâqov, à lui seul, suffit pour affirmer qu’il n’est pas l’homme tsaddiq et parfait qu’il veut laisser entendre. Par ailleurs, le nom de D’ieu apparaissant en lettres désordonnées, montre que Yaâqov a dû faillir au niveau de la perfection du bérit milal’alliance de la circoncision.

Mais Yaâqov, dans sa réponse, remet les faits dans leur optique. “Les enfants dont Èl’ohima gratifié ton serviteur”Èl’ohim apparaît tel qu’il faut l’écrire pour bien souligner que Yaâqov n’a pas, certes, failli. De plus, s’il devait épouser quatre femmes c’est bien parce qu’il était appelé à engendrer douze fils. Yaâqov est tsaddiq et parfait.

Pourquoi la richesse ? Yaâqov invoque également la présence des enfants. Eux ont besoin de vivre même si Yaâqov renonce au monde matériel, les enfants ne sont nullement concernés par l’engagement du père.

Rachi, au début de la sidra, rapporte que Êssaw ne devait pas marquer sa surprise devant la richesse acquise par Yaâqov. Il dit à ce propos :

“J’ai eu bœuf et âne…” Mon père m’avait dit :

“De la rosée des cieux et de la fertilité de la terre”. Ceci ne vient ni du ciel ni de la terre.”

Mais la réponse de Yaâqov est celle qui convient à un homme qui n’a d’autres valeurs que celles que le monde matériel procure. Êssaw comprend en effet qu’un être humain vivant dans un monde matériel ne peut renoncer aux valeurs de ce monde. C’est ce que Yaâqov dit : D’ieu m’a donné selon mes besoins pour vivre dans ce monde.

Yaâqov développe ainsi la vertu de la histapéqoute, du contentement. Se contenter de ce que l’on possède constitue la véritable richesse. Êssaw ne se suffit pas de ce qu’il possède. Il veut toujours plus. Il ne se contente à aucun moment de ce qu’il a. Il a tout mais il ne possède rien. Êssaw dit à Yaâqov : “J’en ai amplement”, indiquant son désir de vouloir plus. En revanche, Yaâqov dit à Êssaw : “Je possède suffisamment”. Parce que tourné vers le monde futur, Yaâqov n’attache de l’importance et n’accorde de valeur à ses biens que dans la mesure où ils lui permettent de servir D’ieu.

Aussi Êssaw songe-t-il à la récompense du tsaddiq qui, sacrifiant ce monde pour ne viser que ôlam ha-ba, ne manque de rien dans ce monde. En fait, toute sa récompense reste entière pour le monde futur.

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