La modestie de Mochè
Mochè conduit à leur terme les travaux du Michekane dont l’érection tient du miracle. Comment un homme peut-il à lui seul, quand bien même serait-il assez puissant, monter le Michekane? Pourtant Mochè se met à l’oeuvre fort de l’appui divin. D’ieu lui avait réservé ce privilège parce qu’il n’avait pas participé à la construction du Michekane. Rachi(1), rapportant le midrache Tanhouma, souligne :
“Personne ne pouvait le monter, en raison du grand poids des planches que nul n’avait la force de redresser. Et c’est Mochè qui l’a monté. Il dit devant le Saint béni soit-Il : “Comment le montage de la tente peut-il se faire par la main de l’homme? Il lui répond : Mets-toi à l’oeuvre toi-même de ta propre main, et il semble que c’est toi qui l’as monté. En réalité il s’est dressé et monté de lui-même. C’est ce que le texte précise(2) :
Le Michekane houqam, fut dressé autrement dit, s’est dressé de lui-même.” Aux yeux de tous, Mochè jouit d’une grande considération. Chaque jour le peuple d’Israël prend conscience de la valeur de son chef. Pourtant Mochè demeure simplement modeste, retiré, à l’abri des projecteurs et des flashes. Ayant érigé le michekane, Mochè se tient à l’écart. Le midrache(3) rapporte :
“Il appela Mochè“, c’est bien ce qu’exprime le texte(4) :
“L’orgueil de l’homme amène son abaissement; la modestie est une source d’honneur. Quiconque poursuit le pouvoir, le pouvoir le fuit. Mais quiconque le fuit, le pouvoir le poursuit. Chaoul fuyait le pouvoir lors de son accession au trône tel qu’il est dit(5) :
“On consulta de nouveau le Seigneur : “Est-il encore venu quelqu’un ici?…Oui, répondit le Seigneur, et il se tient caché parmi les bagages. Que signifie parmi les bagages? Lorsqu’on lui fit part de la royauté, [Chaoul] dit : je ne conviens point à la royauté. Mais consultez les Ourim et Toumim si je conviens, sinon laissez-moi. Aussitôt ils consultèrent l’Ét’ernel. Cependant il alla se cacher jusqu’à la consultation des Ourim et Toumim. L’Ét’ernel répondit : “Il se tient caché parmi les bagages.” Nos maîtres enseignent les bagages sont les Ourim et Toumim. Ainsi qui fuit le pouvoir, le pouvoir le poursuit tel qu’il est dit(6) :
“Voyez-vous qui le Seigneur a choisi? Il n’a point son pareil dans le peuple entier.“
Mais Abimèlèkh fils de Yéroubaâl poursuivant le pouvoir, le pouvoir le fuit. Ainsi(7) :
“Abimèlèkh, fils de Yéroubaâl, se rendit à Chèkhèm, chez les frères de sa mère… et massacra ses frères, les soixante-dix fils de Yéroubaâl sur une même pierre. Il règne sur Chèkhèm. Cependant(8) :
“D’ieu suscita un mauvais esprit entre lui et les bourgeois de Chékhèm et devinrent infidèles à Abimèlèkh. Il fut finalement assassiné par une femme(9).
En revanche Mochè fuyait le pouvoir. Au moment où le Saint béni soit-Il lui dit(10) :
“Et maintenant va, je te délègue vers Parô, il répondit(11) :
“De grâce, Seigneur! donne cette mission à quelque autre! Rabbi Léwi dit : Sept jours durant, dans le buisson, le Saint béni soit-Il tentait de déléguer Mochè. Mais il répondait sans cesse : “Envoie qui tu as l’habitude d’envoyer” tel qu’il est dit(12) :
“Mochè dit à l’Ét’ernel : “De grâce Seigneur! je ne suis pas habile à parler ni depuis hier, ni depuis avant-hier…” Le Saint béni soit-Il lui affirme : par ta vie, tu finiras par aller [en mission]. S’étant présenté [à Parô], il lui dit(13) :
“Ainsi a parlé l’Ét’ernel D’ieu des Hébreux : renvoie mon peuple pour qu’il m’adore. Mais cet impie lui ayant répondu(14) :
“Quel est cet Ét’ernel?“, Mochè s’est dit : Voilà, je me suis acquitté de ma mission. Il s’en fut. Le Saint béni soit-Il lui dit : Tu te retires! “Rends-toi chez Parô, roi d’Égypte“, “présente-toi devant Parô de bon matin..” C’est pour enseigner que Mochè fuyait tant le pouvoir. En fin de compte, il délivre [Israël] d’Égypte, lui fait traverser la mer, le conduit au désert, lui procure la manne, fait monter le puits, suscite des cailles et construit le michekane. Après quoi, il dit : qu’y a-t-il d’autre à faire? Et il se retire. Le Saint béni soit-Il lui dit : Par ta vie, j’ai encore une mission plus importante que les précédentes. Tu dois enseigner à Israël [les lois] d’impureté et de pureté, montrer à mes enfants comment offrir des sacrifices tel qu’il est dit(15) :
“L’Ét’ernel appela Mochè et lui parla : Parles aux enfants d’Israël et dis-leur : Si quelqu’un d’entre vous veut présenter au Seigneur une offrande de bétail… Ainsi Mochè fuyant le pouvoir, le pouvoir le poursuivit confirmant le texte :
“L’orgueil de l’homme amène son abaissement ; la modestie est une source d’honneurs. Il s’agit de Mochè à propos duquel il est dit(16) :
“Pourtant tu l’as fait presque l’égal des êtres divins; tu l’as couronné de gloire et de magnificence!” “L’Ét’ernel appela Mochè, David dit(17) :
“Jadis tu parlas, dans une vision, à ton pieux serviteur, tu disais : “j’ai donné mon appui à un héros, j’ai grandi un élu sorti du peuple.” Ainsi, bien que le Saint béni soit-Il ait parlé à Adam le premier homme, pour lui recommander l’interdiction de l’arbre de la science, c’est parce qu’il était seul dans le monde. Il parle à Noah parce qu’il fut le seul homme intègre dans ses générations. Abraham, Yitshaq, et Yaâqov furent uniques dans le monde. En revanche, Mochè se trouvait parmi plusieurs justes : les soixante-dix anciens, Bétsal’èl, Hour, Aharone et ses fils et les princes des tribus. [D’ieu] n’appelle que Mochè. Le texte : “J’ai grandi un élu sorti du peuple” s’applique bien à Mochè tel qu’il est dit(18) :
“N’était Mochè, son élu.“ Ce midrache souligne bien la grande modestie de Mochè. Cette vertu n’a de valeur que si l’homme dispose de richesse ou de sagesse. L’humilité est appréciée dès lors que l’homme ne tient aucun compte ni de ses aptitudes ni de ses biens. La recherche des honneurs et du pouvoir s’apparente, elle, à l’orgueil. Celui-ci, bien loin de procurer la jouissance des honneurs et de la gloire, entraîne l’abaissement de l’homme et sa disgrâce auprès de tous. Mais l’humble finit par connaître la gloire. Ce midrache tient avant tout à nous citer deux exemples typiques tirés de la Bible. Chaoul, fuyant le pouvoir, règne sur Israël. Abimèlèkh, poursuivant le pouvoir, finit par le perdre. Cependant Chaoul ne peut soutenir une comparaison avec Mochè. En effet, Chaoul refuse tout au début le pouvoir. Il le fuit. Mais il le fuit sans le fuir vraiment. Kéli Yaqar, analysant le texte, relève dans l’expression caché parmi les bagages, l’emploi de la préposition vers, èl et non dans, ba. En réalité Chaoul se réfugie dans les Ourim et les Toumim(19), du Kohène Gadol pour mieux s’assurer de son élection en tant que roi.
Certes fuyait-il la royauté. Mais ayant goûté au pouvoir, il lui est difficile de s’en détacher. On se souvient de sa hargne dans sa lutte contre David, son rival. C’est à dessein que le midrache signale le cas de Chaoul pour illustrer la différence radicale existant entre lui et Mochè.
Certes le cas d’Abimèlèkh est-il clair. Là où Chaoul s’ingénie à refuser le pouvoir et le règne, Abimèlèkh s’acharne, au contraire, à le rechercher au prix même d’assassiner tous ses frères afin de le garder pour lui. Abimèlèkh sera abandonné par ses propres alliés qui, par la suite, le combattent à mort. Toutefois Mochè, conséquent, refuse l’exercice du pouvoir. Quel est l’homme qui opposerait un refus à D’ieu? Mochè eut le privilège de dialoguer avec D’ieu. Il l’investit de la mission de parler en son nom à Parô pour délivrer le peuple d’Israël. Pourtant il refuse. D’autres sont plus aptes et plus compétents que lui à s’acquitter de la mission divine. Aharone, son frère, est plus digne que lui pour une telle mission. Que D’ieu ne l’a-t-Il choisi? Sept jours de négociations sont nécessaires pour venir à bout de la résistance de Mochè. S’il accepte, c’est bien malgré lui. Se présentant à peine à Parô, il s’estime quitte de sa mission. Il se retire avec l’espoir de ne plus avoir à être le porte-parole de D’ieu. En vain! D’ieu le rappelle, le force à poursuivre sa mission. Elle vient à peine de commencer. Chaque fois, D’ieu lui recommande vivement de paraître devant Parô, d’exiger de lui le renvoi des Bénè Yisraèl. Mochè s’exécute sachant bien qu’il perd d’avance devant D’ieu. Se conformant à sa mission, il délivre Israël, lui fait traverser la mer. Lors du séjour dans le désert, il procure la manne, l’eau, les cailles et pour couronner le tout construit le michekane. Mochè estime mériter enfin une bonne retraite. Mais D’ieu décide autrement. Mochè se doit d’enseigner, les lois d’impureté et de pureté, halakhote toum’a, qui vont régir les offrandes et les sacrifices. D’ieu l’appelle de nouveau. Cet appel est l’invitation à prendre une part active dans la vie spirituelle du peuple. Plus Mochè s’ingénie à se retirer et plus D’ieu le force à demeurer à la tête d’Israël. Pour Mochè, la mission s’arrête dès qu’il la conduit à son terme. Sans doute pense t-il finir une fois accompli son devoir de parler à Parô!
Pour D’ieu, la mission de Mochè est de prendre soin du peuple d’Israël! Cela consiste non seulement à le tirer de l’esclavage égyptien mais encore à le conduire dans le désert après le passage miraculeux de la Mer Rouge. Prendre soin du peuple revient à le préparer à organiser son existence autour de la Tora, dans la fidélité absolue à D’ieu. Cette existence spirituelle où s’exprime la pleine responsabilité d’Israël est encore plus importante que tout ce que Mochè avait entrepris jusqu’alors en faveur de son peuple. Former le peuple, façonner son esprit pour lui assurer une existence morale et parfaite atteste de l’ascendant absolu que Mochè exerce sur Israël. Pourtant Mochè se refuse d’assumer une telle prérogative. S’il accepte c’est à son corps défendant, il n’a d’autre choix que d’obéir à D’ieu. Jamais il n’a vu en cela une promotion. Servir D’ieu, voilà son unique but.
Ainsi, fuyant l’autorité, Mochè la retrouve avec en plus la reconnaissance de son niveau élevé de perfection morale. Rarement un homme servit D’ieu avec autant d’ardeur et de bonheur que Mochè. Aussi mérite-t-il d’être comparé à l’ange divin auquel D’ieu assure, gloire et magnificence. Malgré sa valeur exceptionnelle, Mochè demeure humble et modeste. Il ne tire aucune gloire de ses relations privilégiées avec D’ieu. Le midrache lui attribue le titre exceptionnel “élu de D’ieu.” En effet, D’ieu, parle à Adam parce qu’il est l’unique interlocuteur. Noah fut l’unique juste de sa génération. Abraham, Yitshaq et Yaâqov jouissant du privilège d’être les intimes de D’ieu en raison de leur perfection, furent également uniques.
Mochè est le préféré de D’ieu. C’est à lui que D’ieu confie le soin de diriger les premiers pas du peuple d’Israël. On sait combien il est absolument important que les premières habitudes et conduites sont celles qui conditionnent le comportement à venir. Que de luttes faut-il engager! De quelle autorité doit-il user pour plier le peuple à la volonté de D’ieu! À tout instant, l’attrait du pouvoir pouvait entraîner Mochè dans des méandres de travers et de défauts qui guettent tout être humain. Il reste insensible au pouvoir. Il ne reconnaît que l’honneur et la gloire de D’ieu. Il est le serviteur parfait de D’ieu. Sa modestie est unique en son genre. Il entend sa sœur et son frère faire son procès, le critiquer et ne réagit point.
Face à cette attitude, le texte souligne(20) : “Or cet homme, Mochè, était fort humble, plus qu’aucun homme qui fût sur la terre.” De toute évidence, une telle attitude ne peut que forcer notre admiration. Car qui donc resterait insensible et ne réagirait pas face à des critiques, dites devant lui, émanant de personnes qui bien qu’étant ses proches, n’en sont pas moins ses subordonnées?
Nos maîtres soulignent que ânaw, humble, est écrit dans le texte sans yod, car Mochè avait refusé que la Tora atteste de sa modestie et de son humilité. Mais comme il ne peut désobéir à l’ordre de D’ieu, il le rapporte avec l’absence de la lettre Yod. Ce qui donne au lieu de ânaw, ânou. Ce midrache vient à point nommé : l’appel divin constitue une preuve d’amour. D’ieu invite Mochè avant de s’adresser à lui. C’est donc un signe de très grande considération. Mais Mochè tente d’ignorer l’appel divin. En effet au lieu d’écrire, , Wayi-qra, D’ieu l’appela, Mochè voulut écrire(21) , Wayi-qar, D’ieu le surprit, afin de n’être point supérieur à Bil’âm. Ne pouvant changer les termes divins, il écrit Wayi-qra avec un alèf réduit. Une fois de plus nous assistons à la grande modestie de Mochè que le pouvoir n’arrive à aucun moment à entamer. Alèf et Yod sont deux lettres significatives car elles figurent dans le nom divin. N’est-ce point une raison supplémentaire qui militent en faveur de la grande humilité de Mochè? Parce que ces lettres appartiennent aux deux noms divins qui auraient pu combler la fierté et l’orgueil d’autres personnes, Mochè, quant à lui, les refuse pour garder un profil bas et modeste. C’est là, la grandeur de Mochè.
1. Chémot 39,33.
2. id. 40,17.
3. Tanhouma Wayi-qra paragr. 3.
4. Michelè, 29, 23.
5. Chémouèl 1,10,22.
6. id 1,10,24.
7. Chofétim 9, 1-5.
8. id 9, 23.
9. ibid 9, 53.
10. Chémot 3, 10.
11. id. 4, 13.
12. ibid 4, 10.
13. Chémot 9, 1.
14. id. 5, 2.
15. Wayi-qra 1, 1-2.
16. Téhillim 8, 6.
17. id. 89, 20.
18. Téhillim 106, 23.
19. N.B. Sur le pectoral du Kohène Gadol les Ourim et Toumim qui indiquaient de manière précise les intentions divines lorsque le roi les consultait sur les questions importantes de l’heure.
20. Bémidbar 12, 3.
21. cf. id. 23, 4.