Le veau d’or
Le peuple d’Israël, se rendant coupable de la faute du veau d’or, assume une responsabilité qui le poursuit tout le long de son histoire. Chaque fois qu’il s’écarte de la voie de D’ieu, Israël est châtié. Mais ce châtiment comporte également une part relative à la faute du veau d’or. Rarement une faute eut tant de répercussions et des prolongements impliquant des générations futures. La responsabilité est ainsi assumée par des innocents, absents au moment de la faute. Pourquoi?
La faute du veau d’or brise l’harmonie et l’unité chèrement acquises après un esclavage de 210 ans. La sortie d’Égypte débouche sur le don de la Tora. Au pied du Sinaï, Israël atteint la perfection d’Adam avant la faute. Il dépasse les Mal’akhim, anges divins, et exprime son accord de recevoir la Tora en un langage que seuls les Mal’akhim utilisent : “Naâssè wé-nichemaâ, nous exécuterons et nous écouterons”. Réponse surprenante et éclatante. Mais elle ne fut cependant pas respectée.
Le Midrache(1), citant le verset(2) :
“Alors l’Ét’ernel dit à Mochè : Va, descends! Car on a perverti ton peuple que tu as tiré d’Égypte!“, et le verset(3) : “L’Ét’ernel dit à Mochè : Je vois que ce peuple est un peuple rétif“, rapporte : “Ainsi introduit [son enseignement] Rabbi Tanhouma, fils de Rabbi Abba : il est écrit(4) :
“Des nuages et du vent, mais de pluie point. Tel est l’homme qui fait grand bruit de ses dons illusoires“. Il est dit par ailleurs(5) :
“Par une patience inlassable, on capte la faveur d’un supérieur…“. Celui qui promet d’offrir un présent à son ami et ne le fait point est semblable aux nuages et au vent qui ne sont point accompagnés de pluie. Il s’agit de la génération du désert tel qu’il est dit(6) :
“Et le peuple entier s’écria d’une seule voix : “Tout ce qu’a prononcé l’Ét’ernel, nous l’exécuterons et nous l’écouterons“. Et pourtant [cela ne les a pas empêchés] de passer outre cette déclaration et de faire le veau. Ayant vu cela, le Saint béni soit-Il dit à Mochè : “Va, descends! Car on a perverti ton peuple…“. Chahète, pervertir, n’est autre que la perversion des actes tel qu’il est dit(7) :
“Est-ce lui qui a perverti ses enfants? Non, c’est leur propre indignité!“. Ils ne se sont pas contentés de faire le veau, ils ont commis les impudicités et le meurtre tel qu’il est dit(8) :
“Le peuple se mit à manger et à boire, puis se livra à des réjouissances“. “Réjouissances” fait référence aux impudicités tel qu’il est dit(9) :
“L’esclave hébreu que tu nous as amené est venu près de moi pour me déshonorer“. [Cela fait référence également] au meurtre tel qu’il est dit(10) :
“Que les plus jeunes s’avancent et, wéyi-tshaqou, s’escriment devant nous!“. Il n’y avait pas plus important que Hour, et il fut assassiné.
Alors Mochè fut irrité parce que le Saint béni soit-Il s’était adressé à lui durement car way-dabbèr, mentionné ici signifie parler durement, ainsi qu’il est dit(11) :
“Ce personnage – le maître du pays – nous a parlé durement“. À cet instant, cinq anges destructeurs s’en prirent à lui : Ce sont Qètsèf, courroux, af, colère, hèma, fureur, machhite, destructeur, et hachmèd, exterminateur. Mochè se mit à invoquer [la clémence] du ciel et ne laissa aucun coin où il n’a pas invoqué le mérite des Ancêtres. Il dit(12) :
“Souviens-toi d’Abraham, de Yitshaq et d’Israël…” et aussitôt trois [des anges destructeurs] l’abandonnèrent, et ne restèrent que af et hèma, colère et fureur. Mochè poursuivait sa prière comme il est dit(13) :
“Puis je me prosternai devant le Seigneur…“, Mochè dit(14) :
“Maître du monde, j’étais effrayé de cette colère et de cette indignation“. Le Saint béni soit-Il lui répond : “Penses-tu être quitte? Occupe-toi d’un et Je m’occuperai de l’autre”. Mochè réplique alors : “Soulève-toi, Seigneur, contre Ta colère et moi je détournerai la fureur” comme il est dit(15) :
“Il parlait de les anéantir si Mochè, Son élu, ne se fût placé sur la brèche devant Lui, pour détourner Sa colère prête à tout détruire“.
La faute du veau d’or demeure une tâche indélébile tout au long de l’existence d’Israël. Mochè, malgré ses prières, n’est pas parvenu à apporter le pardon définitif au peuple d’Israël.
Le Midrache fait le procès d’Israël. Tels des nuages et des vents, conditions essentielles pour la pluie, qui, contre toute attente, déçoivent tout espoir. Israël a vite fait d’oublier son engagement vis-à-vis de D’ieu.
Dans la perspective du Midrache, Israël n’a pas à se féliciter de sa réponse ni faire état de ses promesses illusoires.
L’engagement d’Israël amorce un mouvement d’union et d’harmonie avec D’ieu, ce qui nécessairement prélude une ère de perfection morale pour le peuple d’Israël. Mais cet engagement demeure à l’état de promesse, non une réalité. La preuve? Au premier instant, Israël tourne le dos à D’ieu.
Le veau d’or est la faille qui, s’élargissant, sépare et éloigne D’ieu d’Israël. En effet, le peuple d’Israël ne se contente pas d’adorer le veau en tant que divinité mais il pousse l’affront à commettre la débauche et le meurtre. L’Idolâtrie ne s’arrête pas toujours à la négation de D’ieu. Elle s’accompagne souvent de la dépravation des mœurs si bien que les bases de la société sont ébranlées par la débauche et la luxure. Bien plus, l’idolâtrie se nourrit toujours de la tendance de l’homme à vouloir ces liaisons et unions interdites. Nos Maîtres insistent d’ailleurs sur le parallèle existant au niveau du décalogue : l’interdit de l’idolâtrie a pour pendant l’interdit de l’adultère.
D’ieu fustige Mochè. Son reproche est acerbe : “Descends!”. La grandeur de Mochè, son prestige, n’ont de sens que par rapport au peuple d’Israël. Tant que le peuple se trouve dans le giron de D’ieu, obéissant à Ses prescriptions et visant la perfection morale, Mochè est au zénith. Mais, à partir du moment où le peuple pervertit sa conduite, Mochè doit descendre du niveau élevé atteint.
Mochè se rend à l’évidence de cet échec. Il avait parié sur le Êrèv rav, ramassis de peuples qui, impressionné par l’intervention divine en Égypte en faveur d’Israël, demande à partager son destin. Ce peuple, idolâtre à l’origine, se joint à Israël avec l’accord de Mochè sans l’autorisation préalable de D’ieu. C’est donc ce peuple qui réclame dans son impatience un substitut à Mochè. Êrèv rav, étant l’instigateur du veau d’or, pervertit le peuple d’Israël.
Mochè prit donc un risque en permettant au Êrèv rav de se joindre à Israël. Celui-ci est à peine au début de son aventure avec D’ieu. À tout instant, il peut subir l’influence de ceux qui furent ses compagnons de captivité en Égypte. La conduite du peuple d’Israël amorce un revirement radical. L’idolâtrie le conduit à la débauche et au meurtre. Les réjouissances sont celles d’un peuple en rupture avec l’ordre de la Tora.
Dans un tel contexte, D’ieu s’adresse à Mochè dans un langage dur. Il est responsable de tout ce gâchis. C’est à lui que revient en premier le reproche. Mochè est aussitôt entouré de cinq anges malfaisants qui vont le châtier puisque la parole dure de D’ieu signifie qu’il ne jouit plus de Sa protection. Ils s’en prennent à Mochè dont la prière vise l’abandon de la décision divine d’exterminer Israël. Pour eux, la conduite inqualifiable d’Israël ne mérite pas que l’on essaie de plaider leur cause.
Mochè retourne, néanmoins, le reproche à D’ieu. Il est seul responsable. Il donne l’or en quantité telle que le peuple perd la tête et l’utilise pour la confection du veau.
Mochè comprend la gravité de la situation. Israël joue son destin. Pris à partie par les anges destructeurs, il recourt à la prière. Il invoque le mérite des pères, Abraham, Yitshaq et Yaâqov, auxquels D’ieu avait juré de ramener leurs descendants au pays de Kénaâne. Sans doute, D’ieu pense donner naissance à un nouveau peuple d’Israël à partir de Mochè. Ce dernier rétorque, à juste raison, que si Israël, soutenu par trois piliers, ne tient pas, comment tiendrait le nouveau peuple sur un seul pilier!
Le mérite des Ancêtres agit. Ils sont trois, ils neutralisent trois anges destructeurs. Restent deux et Mochè les craint. Pourquoi? La force de Mochè n’existe que par le mérite des Bénè Yisraèl. Mochè s’efforce au moins d’en neutraliser un, laissant à D’ieu le fait de neutraliser l’autre. Mochè prie et sa prière a un effet immédiat. D’ieu renonce à son projet funeste d’anéantir Israël et les anges destructeurs lâchent leur prise.
La situation créée par la faute du veau d’or ne laisse pas d’inquiéter. Car comment admettre que le peuple d’Israël ait pu, en un laps de temps si court, tourner le dos à D’ieu après lui avoir juré fidélité? Bien plus, Mochè ne devait-il pas s’assurer, durant son absence, de la bonne conduite des Bénè Yisraèl?
Tout compte fait, rien ne laissait prévoir un tel revirement des Bénè Yisraèl. Mochè, confiant, rapporterait les Tables de la Loi à la fin de son séjour de quarante jours au Mont Sinaï. Israël lui-même était loin de penser qu’il tomberait si bas!
Mais le yètsèr ha-râ n’attend que le moment propice pour intervenir. Le don de la Tora à Israël signifie en fait la fin de sa mission. Israël, près du Mont Sinaï, recouvre la perfection originelle, celle d’Adam avant la faute. Le monde connaît ainsi sa réparation, retrouvant l’harmonie totale. De toute évidence, le yètsèr ha-râ ne s’accommoderait jamais d’une telle situation. Il entend mener son oeuvre. Le monde du Tiqqoun, le monde de la réparation et de la perfection morale, concerne le monde à venir. Ainsi choisit-il les dernières heures, avant le retour de Mochè pour brouiller les cartes et amener Israël à fauter.
Dans une telle perspective, Mochè ne mérite pas d’être traité avec autant de rigueur. Israël est aussi moins responsable. C’est sous l’influence du Êrèv rav et sous l’emprise du yètsèr ha-râ, lutant pour son existence, qu’Israël succombe à la faute. Mais D’ieu, indifférent, laisse faire le yètsèr ha-râ. Pourquoi n’intervient-Il pas?
Rabbi Yéhochouâ, fils de Léwi, livre une réponse intéressante. Elle a l’élégance de ménager Israël. Celui-ci est parfait. Sa perfection ne laissait à aucun moment prévoir une chute morale. Si elle existe, ce fut uniquement dans le but d’enseigner la possibilité du repentir. Il dit notamment(16) :
“Israël n’a fait le veau que pour donner un prétexte aux repentants, tel qu’il est dit(17) :
“Ah! S’ils pouvaient conserver en tout temps cette disposition à Me craindre et à garder tous Mes commandements!“
Pour Rachi, ils investissaient leur courage dans la crainte de D’ieu.
D’ieu se met aussi de la partie, permettant un tel acte par des hommes parfaits et pieux dans l’unique but de servir d’excuse et d’exemple aux repentants.
Ce qui est en définitive grave, c’est le contexte de la faute. Celle-ci étant déjà prévue par le Créateur qui entend conserver son pouvoir au yètsèr ha-râ jusqu’à la fin des temps. Mais Il limite l’action du yètsèr ha-râ par la possibilité du repentir. En effet, sans le repentir, l’humanité aurait été vouée à l’extermination. Par le pouvoir de se racheter, elle prend un nouveau souffle et renoue des relations avec D’ieu dans l’harmonie et l’unité retrouvées.
Ainsi Mochè invoque-t-il le mérite des pères qui, grâce à leur intervention, avaient rédimé la société. L’existence du monde tient seulement sur la présence d’un tsaddiq, juste et parfait, dont la mission est d’être un exemple pour son environnement. Il a pu, repoussant toute opposition, donner à Israël l’occasion de s’illustrer par un repentir exemplaire servant par la suite de source d’inspiration aux repentants.
Israël est certes responsable d’une telle faute. Mais c’est grâce à elle qu’il a pu dégager la voie menant au repentir et à l’harmonie.
1. Tanhouma sur la Sidra paragr. 20.
2. Chémot 32,7.
3. id. 32,9.
4. Michelè 25, 14.
5. id. 25,15.
6. Chémot 24,7.
7. Dévarim 32, 5.
8. Chémot 32, 6.
9. Bérèchit 39, 11.
10. Chémouèl 2, 2, 14.
11. Bérèchit 42,30.
12. Chémot 32, 13.
13. Dévarim 9, 18.
14. Id. 9, 19.
15. Téhillim 106, 23.
16. T.B. Âvoda Zara 4b.
17. Dévarim 5, 26.