Les explorateurs

Sorti d’Égypte, Israël reçoit la Tora au Sinaï. L’étape suivante est celle qui concrétise la délivrance d’Israël. Ayant une constitution, Israël n’a plus que le pays de Kénaâne à conquérir pour être définitivement une nation. En chemin, Israël sollicite de Mochè l’envoi d’explorateurs. Pour en faciliter la conquête, il est nécessaire de relever les points faibles dans la défense du pays, d’en rendre compte de sa beauté, de son aspect ainsi que des traits caractéristiques de l’occupant. Robuste ou faible, cela révèle la nature du pays. L’état des villes constitue une source d’indications précieuses.

La demande des Bénè Yisraèl est surprenante. Elle signale un manque de confiance patent en D’ieu et Sa promesse. Pourtant D’ieu ne remet pas en question Son engagement. Bien au contraire, il fut toujours le mobile de toutes les marques d’attention dont Il entoure les descendants d’Abraham, Yitshaq et Yaâqov. La sortie d’Égypte intervient pour respecter cette promesse à un moment où tout semble perdu pour Israël. Pourtant, dès lors que le peuple est proche du but, le projet de l’exploration vient l’en éloigner.

Le Midrache exprime ce manque de fidélité à D’ieu qui, Lui, s’évertue envers et contre tout à combler de bonheur le peuple d’Israël.

Citant le texte(1) :

Envoie toi-même des hommes pour explorer le pays de Kénaâne“, le Midrache(2) rapporte :

Rabbi Aha le Grand, introduit ainsi [son enseignement](3) :

L’herbe se dessèche, la fleur se fane, mais la parole de notre D’ieu subsiste à jamais.” Cela fait penser, dit-il, à ce roi qui s’engage vis-à-vis de son ami : accompagne-moi et je t’offre un présent. En chemin, [l’ami] meurt. Le roi dit à son fils : bien que ton père soit mort, je ne reviens pas sur ma promesse de lui offrir un présent. Viens le prendre, toi!

Ainsi, le roi n’est autre que le Roi des rois, l’ami est Abraham, tel qu’il est dit(4) :

[Mais toi, Israël, Mon serviteur, Yaâqov, Mon élu], postérité d’Abraham qui M’aimait“. Le Saint béni soit-Il lui dit : accompagne-moi(5) :

Éloigne-toi de ton pays, de ton lieu natal et de la maison paternelle.” Il lui promet de lui faire don [de Kénaâne] tel qu’il est dit(6) :

Lève-toi! Parcours cette contrée en long et en large! Car c’est à toi que Je la destine.” Le Saint béni soit-Il dit à Mochè : Bien que Ma promesse de donner le pays concerne [les ancêtres] qui sont morts, Je ne reviens pas. Car “la parole de notre D’ieu subsiste à jamais.”

Sans doute, la promesse divine faite à Abraham et, par la suite, à Yitshaq et à Yaâqov, vise-t-elle surtout leur descendance.

À Abraham, lors de , l’Alliance des Tronçons, D’ieu annonce(7) : “Mais la quatrième génération reviendra ici, parce qu’alors seulement la perversité de l’Èmori sera complète.”

À Yitshaq, D’ieu ordonne de ne point quitter Kénaâne pour descendre en Égypte. Il lui renouvelle la promesse faite à Abraham(8) :

“Arrête-toi dans ce pays-ci, Je serai avec toi, et Je te bénirai; car à toi et à ta postérité, Je donnerai toutes ces provinces, accomplissant ainsi le serment que J’ai fait à ton père Abraham.”

À Yaâqov, D’ieu apparaît dans un songe et lui affirme(9) :

“Je suis l’Ét’ernel, le D’ieu d’Abraham, ton père, et de Yitshaq; cette terre sur laquelle tu reposes, Je te la donne à toi et à ta postérité.”

Aussi, grande est la surprise devant l’enseignement de Rabbi Aha le Grand. Selon lui, la promesse fut tenue parce qu’Abraham, compagnon de D’ieu, était seul digne de l’intérêt de D’ieu. Mais alors, pour quelle raison inclure la postérité d’Abraham dans la promesse divine? Pourquoi reprendre cette promesse pour chacun des ancêtres?

Rabbi Aha tente, tout en exaltant l’attachement d’Abraham pour D’ieu, de définir également la nature du don du pays de Kénaâne. En effet, quelle signification accorder au don fait à Abraham si celui-ci se trouve dans l’incapacité d’en jouir? Était-il en mesure de prendre possession de cette terre? D’ieu, en fait, la donne à Abraham mais la réserve surtout pour sa postérité.

Quel est donc le grand mérite d’Abraham? Pour le midrache, il réside dans la confiance absolue d’Abraham en D’ieu. L’ordre de quitter “son pays, son lieu natal et la maison paternelle” ne se discute point. Abraham l’exécute sans poser les questions légitimes qu’il est en droit de poser. Il ne doute pas un seul instant de la sollicitude divine même si les événements semblent le contredire. Toutes les épreuves, Abraham les assume sans jamais remettre en question les liens privilégiés qui le relient à D’ieu.

Il ne cesse d’évoluer en fonction de la volonté exprimée ou souhaitée de D’ieu. Si D’ieu l’aime, le remarque et le qualifie de compagnon fidèle et constant, c’est bien parce que ces dispositions seront transmises et enseignées à sa descendance.

Ainsi s’exprime le texte(10) :

“Abraham ne doit-il pas devenir une nation grande et puissante, et une cause de bonheur pour toutes les nations de la terre? Si Je l’ai distingué, c’est pour qu’il prescrive à ses fils et à sa maison, après lui, d’observer la voie de l’Ét’ernel, en pratiquant la vertu et la justice; afin que l’Ét’ernel accomplisse sur Abraham ce qu’Il a déclaré à son égard.”

Voilà, c’est bien Abraham qui reçoit en don de la terre. Bien qu’incapable d’en jouir pleinement, Abraham transmet à ses fils.

Mais la nature du don oblige que les futurs bénéficiaires, en l’occurrence les Bénè Yisraèl, fassent preuve des mêmes dispositions, des mêmes vertus qu’Abraham. Que ne montrent-ils pas, au moment de prendre possession de la terre promise, montrer leur disponibilité et leur confiance absolue en D’ieu! Agissant ainsi, ils seraient les dignes descendants d’Abraham! Mais, avant de conquérir le pays, ils entendent d’abord l’explorer. Voilà une conduite qui déplaît tant à Mochè qu’à D’ieu.

La demande d’exploration est présentée de telle sorte que Mochè ne puisse la refuser. Ils ne mettent nullement en question la beauté du pays et la promesse divine. Ils visent, par une telle exploration, à raffermir davantage leur confiance et leur foi en D’ieu et Ses promesses. Refuser une telle démarche susciterait des doutes dans leur esprit.

Toutefois, D’ieu ne saurait accepter qu’une terre donnée soit soumise à vérification. Le don est un acte d’amour. Ce geste montre combien D’ieu est heureux d’exprimer et de réaliser pour les enfants ce qu’Il avait promis aux pères. D’ieu parle de donner un pays, non de le conquérir. Les ancêtres, eux, avaient le loisir d’apprécier, de juger des qualités et des vertus de la terre qu’Il leur destine. Ils pouvaient la refuser si jamais elle ne leur convenait pas. Ils l’acceptent et vivent avec l’espoir qu’un jour leurs enfants en prendraient possession.

Tout condamne la démarche des Bénè Yisraèl. D’ieu garde la possibilité de revenir sur Son geste généreux. Ce don est remis en question par l’attitude et la conduite des Bénè Yisraèl. Aussi le Midrache poursuit-il(11) :

“Le texte dit(12) :

Ce que le vinaigre est pour les dents, la fumée pour les yeux, le paresseux l’est pour ceux qui l’envoient.” Les explorateurs sont bien connus pour leur propension à exprimer des calomnies à propos de la terre, tel qu’il est dit(13) :

Comme un arc, ils tendent leur langue pour le mensonge.” Cela rappelle le cas de ce riche qui, ayant un vignoble, disait : “Rangez le vin à la maison”, quand il est bon. Aigre, il disait au contraire : “Emportez-le chez vous.”

Ainsi le Saint béni soit-Il, voyant la conduite des Anciens, la correction de leurs actes, Il les attribue à Son nom, selon le texte(14) :

Assemble-moi soixante-dix hommes entre les anciens d’Israël.” Mais jugeant les explorateurs susceptibles de fauter, Il les attribue à Mochè :

Envoie toi-même des hommes pour explorer le pays de Kénaâne.”

Par ailleurs, le midrache applique au verset :

Envoie toi-même des hommes pour explorer le pays de Kénaâne…” ce texte(15) :

C’est se couper les jarrets et s’abreuver de dépit que de charger d’une mission le sot.” Sont-ils sots les explorateurs? N’est-il pas dit à leur propos “Envoie toi-même des hommes, et, partout, des hommes signifie des vertueux ainsi qu’il est dit(16) :

Mochè dit à Yéhochouâ : “Choisis pour nous des hommes…” et il est dit(17) :

L’homme [Ichaï], à l’époque de Chaoul, était un vieillard comptant parmi les hommes d’âge” et il est écrit(18) :

Si tu donnes à ta servante un enfant [mâle] parmi les hommes.” Pourtant, ceux-là sont qualifiés de sots! Ils sont appelés sots parce qu’ils profèrent des calomnies à propos de la terre ainsi qu’il est dit(19) :

Qui débite des calomnies est un sot.” Bien qu’étant des hommes considérables, ils se comportent comme des sots. C’est à leur propos que Mochè dit(20) :

Car c’est une race aux voies obliques, des enfants sans loyauté.”

Le midrache montre la dégradation de ces hommes qui passent du statut d’hommes parfaits et vertueux à celui de paresseux et de sots. Tout bascule dès lors qu’ils décident de débiter des calomnies sur le compte de la terre de Kénaâne. Ils restent coincés avec leur désir de retour en Égypte. Les prodiges de D’ieu ne sont, en fait, pour eux que des tentatives de les séduire afin de les éloigner d’un pays auquel ils demeurent attachés.

Quelle place tient la promesse divine dans leur esprit? C’est simple, si D’ieu veut leur donner une terre bonne et merveilleuse, que ne leur accorde-t-Il pas l’Égypte? Il eût été plus simple d’en chasser les Égyptiens!

Leur démarche s’inscrit dans une telle perspective. Trouver les points les plus défavorables afin de susciter dans l’esprit du peuple une volonté de retour en Égypte. Tout le bien que D’ieu entend leur faire apprécier, se transforme en mal. Les habitants sont puissants, des géants, c’est la preuve que la terre contribue, par ses qualités et vertus, à produire des hommes robustes. Le détail est exploité au contraire pour éveiller, dans les cœurs, la peur et l’angoisse. Les fruits leur fournissent également l’occasion non de mettre en valeur la production prodigieuse de la terre, mais de souligner une fois de plus que les fruits sont à la mesure des habitants.

La volonté de nuire, de dénoncer les bonnes intentions divines est là. Le moyen utilisé est la calomnie, la médisance. Les explorateurs savent donc qu’en distillant, en dosant les propos vrais, pour faire accroire leurs propos fallacieux, leur assure une bonne crédibilité. Leur infidélité à D’ieu gagne tout le peuple. L’idée de retour en Égypte germe dans les esprits.

Quelle est donc la réaction de D’ieu? Faut-il que, face aux enfants indignes, D’ieu n’accomplisse point la promesse faite aux pères? Certes D’ieu peut toujours dénoncer Son engagement puisque les enfants ne suivent pas les enseignements d’Abraham. Agir ainsi ruinerait toute possibilité de croire après en des promesses faites par D’ieu.

“La parole de notre D’ieu subsiste à jamais”. Par delà toutes les considérations, il ne faut à aucun moment que la parole de D’ieu soit remise en cause. Cette génération ne mérite pas de prendre possession du pays de Kénaâne. Mais leurs enfants sauront apprécier à sa juste valeur le don divin. Ils vivront dans un pays où les valeurs naturelles, conjuguées aux valeurs spirituelles, permettent à l’homme d’atteindre la perfection morale.

La parole divine est sauve. La promesse faite à Abraham, Yitshaq et Yaâqov, sera accomplie. Mais Israël aura appris à ses dépens de ne point refuser le don de D’ieu. La démarche des explorateurs n’affecte pas seulement cette génération. Elle ne cesse d’avoir des répercussions et des prolongements dans l’histoire du peuple d’Israël. C’est en dépassant les intérêts immédiats qui alimentent les dissensions, engendrant des médisances et des calomnies, qu’Israël rétablira l’équilibre tant nécessaire à sa rédemption.

1. Bé-midbar 13, 2.

2. Bé-midbar Rabba chap. 16, paragr. 3.

3. Yéchâya 40, 8.

4. id. 41, 8.

5. Bérèchit 12, 1.

6. id. 13, 17.

7. ibid. 15, 16.

8. Bérèchit 26, 3.

9. id. 28, 13.

10. Bérèchit 18, 18-19.

11. Bé-midbar Rabba chap. 16, paragr. 4.

12. Michelè 10, 26.

13. Yirmiya 9, 2.

14. Bé-midbar 11, 1.

15. Michelè 26, 6.

16. Chémot 17, 9.

17. Chémouèl 1,17, 12.

18. id. 1, 11.

19. Michelè 10, 18.

20. Dévarim 32, 20.

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