La grandeur de Yossèf
Yossèf est au coeur de l’Égypte, pays de débauche. Esclave au service de Potifar, il évolue parmi la haute société, celle des princes et des princesses. Sa beauté est légendaire. Toutes les princesses s’éprennent de lui dès le premier regard. La femme de Potifar est là, vivant à ses côtés à longueur de journées. Éprise de lui, elle veut le séduire. Sans succès, certes ! C’est là le secret de son accession au plus haut rang d’Égypte. Ne peut régner que celui qui sait régner sur lui-même, qui peut se maîtriser face aux tentations assidues de sa maîtresse.
Donc, Yossèf est jeune, à peine âgé de dix-sept ans. En pleine force et jeunesse. Mais il repousse les assauts de la femme de Potifar. Il résiste. Est-ce possible ? Surprenant, incroyable et cependant vrai.
Le Midrache rapporte :
“Une princesse demande à Rabbi Yossi : est-il possible que Yossèf, âgé de dix-sept ans, dans toute la force de sa jeunesse, ait pu résister et n’ait point fauté ? Il sortit le livre de Bérèchit et lut devant elle l’histoire de Réoubène et Bilha, l’histoire de Yéhouda et Tamar. Il lui dit : Si déjà ceux-là qui sont majeurs et dépendant encore de leur père, le texte ne les a point épargnés, a fortiori celui-ci qui est mineur et indépendant !”
Cette princesse semble mettre en doute le récit de la Tora relatif à l’épreuve morale de Yossèf. Elle ne peut comprendre qu’un jeune homme en possession de toute sa force, à la fleur de l’âge, puisse éviter et tenir tête à tant de tentations. Sa jeune maîtresse ne ménage aucun effort pour arriver à ses fins. Et Yossèf résiste ! Phénomène rare en Égypte où la débauche est courante. Tout est permis. Aucune retenue puisqu’il y a absence de toute morale.
Le Midrache Tanhouma sur Wayè-chèv rapporte à ce propos :
“Yossèf, âgé de dix-sept ans, était en possession de toute son ardeur. Sa maîtresse, la femme de Potifar, le séduisait chaque jour par des paroles. Elle changeait de tenue trois fois par jour. Les habits du matin, elle ne les portait pas l’après-midi, et ceux de la mi-journée, elle ne les portait point le soir. Et pourquoi cela ? Afin qu’il fasse attention à elle.
Une fois, les Égyptiennes se réunirent pour contempler la beauté de Yossèf. Que fit la femme de Potifar ? Ayant distribué cédrat et couteau à chacune, elle invite Yossèf à se présenter devant elles. Comme elles contemplaient sa beauté, elles se coupèrent la main. Elle leur dit : En une seule heure, vous voilà ainsi, a fortiori moi qui le vois en tout temps ! Chaque jour, elle le tentait par des paroles, quant à lui, il résistait à son penchant.”
Le midrache n’exagère nullement la beauté de Yossèf. Pour que la femme de Potifar succombe à ses charmes, il faut que sa beauté soit exceptionnelle. Les Égyptiennes étaient transies. Mais Yossèf demeure indifférent à tant de marques d’attention. Fidèle à son maître, l’idée de le tromper ne lui traverse point l’esprit. S’il règne sur tout le domaine, c’est pour mieux le gérer. Il amène, de surcroît, avec lui bénédiction et prospérité. C’est dire que sa gestion obéissait aux lois rigoureuses de la morale.
Mais plus que son maître, Yossèf craint D’ieu. Il n’arrive pas à imaginer que sa maîtresse puisse lui demander de renoncer à son éthique au point de se montrer infidèle aussi bien à D’ieu qu’à son maître.
Sa jeunesse peut l’inciter, Il est vrai, à commettre cette traîtrise. Mais l’impératif moral ne s’illustre que dans une situation d’exception où tout concourt à le battre en brèche. Vivre avec le yètsèr ha-râ, à ses côtés, autrement dit la femme de son maître qui le tente et use sans relâche de stratagèmes pour le plier à sa volonté, constitue une dure épreuve morale pour Yossèf. Tel le lin ou le coton que l’on bat pour le débarrasser de ses déchets, Yossèf subit les épreuves pour mieux se purifier et s’affiner. Parce qu’il est parfait, il est soumis à ce traitement dur et implacable.
S’adressant à Rabbi Yossi, cette princesse ne peut comprendre le comportement de Yossèf. Un être humain normal ne saurait résister aussi longtemps à tant de tentations. Mais elle ne sait pas qu’il s’agit d’une épreuve morale pour Yossèf. Pour lui attribuer le qualificatif de tsaddiq, parfait, il doit subir avec succès l’épreuve de pureté et d’intégrité au niveau des passions et liaisons interdites. Parce qu’il préserve son bérit, Alliance d’Abraham de circoncision, de toute relation avec une impudicité, il aura aussi le mérite de régner.
Mais pour mieux la convaincre de la vérité de la Tora, Rabbi Yossi lui donne lecture du livre de Bérèchit. Le comportement de Réoubène à l’égard de Bilha ainsi que celui de Yéhouda avec Tamar ne sont pas à leur avantage. Réoubène a fauté, emporté par son impétuosité. Il ne prend pas le temps de réflexion qui pourrait le conduire à la conclusion que rien dans la conduite de Yaâqov n’est laissé au hasard, à l’improvisation. Il a fauté et la Tora condamne son acte. Réoubène lui-même le regrette.
Yéhouda, quant à lui, a une attitude équivoque à l’égard de Tamar. Veut-il lui donner son dernier fils, Chèla, pour mari ? Son hésitation pousse Tamar à agir. Elle désire avoir des descendants de Yéhouda. C’est Yéhouda lui-même qui sera le père de ses enfants. La Tora raconte avec force détails cet événement. Rien ne fut caché. Elle aurait pu au contraire couvrir Réoubène et Yéhouda. Pourtant le texte se charge de les montrer dans leur repentir. C’est dire qu’eux-mêmes assument leur faute.
Rabbi Yossi a bien raison de s’arrêter à ces deux exemples. Ils sont tous deux les frères de Yossèf, formés à la même école. Leurs valeurs spirituelles sont identiques. Et pourtant leur réaction diffère lorsqu’ils sont exposés à des situations sensiblement les mêmes.
La Tora n’a pas épargné Yéhouda et Réoubène car elle se soucie de relater les événements sous leur aspect véritable. Elle ne cherche nullement à travestir la vérité. Pour Yossèf, il est donc normal, quoique invraisemblable, de souligner sa piété et sa résistance face aux tentations de sa maîtresse.
Cependant le Talmoud semble donner raison à la princesse :
“Yossèf était venu dans la maison pour faire sa besogne.
Rav et Chémouèl, l’un dit : pour effectuer son ouvrage. L’autre dit : il est venu aussi pour avoir des rapports avec elle, mais l’image de son père lui est apparue à travers la fenêtre. Il dit à Yossèf : les noms de tes frères sont appelés à être gravés sur les pierres du Èfod, le tien aussi. Veux-tu que ton nom soit effacé et désigné par “celui qui fréquente des courtisanes” ? Tel qu’il est dit :
“Celui qui fréquente des courtisanes mange son bien.
Aussitôt : “Mais son arc est resté plein de vigueur.“
Cette opinion montre combien Yossèf lutte contre son penchant, résiste au yètsèr ha-râ, qu’il cherche à inciter en lui puisque tous les jours il se fait beau pour paraître bien aux yeux de tous et surtout aux yeux de sa maîtresse qui, de surcroît, est très belle. Mais la force de Yossèf réside dans l’effort fourni pour surmonter son yètsèr, son penchant. Il avait atteint une perfection telle que, pour dépasser ce niveau de perfection, il avait besoin encore d’une épreuve plus dure et plus forte. Cette quête de perfection constitue un jeu dangereux. Elle comporte le risque de perdre même la perfection chèrement acquise. Aussi, pour cette raison au dernier moment l’intervention de son père est nécessaire pour le ramener à la raison.
Ainsi donc Yossèf, par la maîtrise de soi, mérite non seulement d’être le tsaddiq, soutien et pilier du monde, mais aussi de régner sur l’Égypte, sur ses frères et toute sa famille. Parô, pour les mêmes raisons, devait subir l’ascendant de Yossèf.
Le Midrache affirme que pour sa récompense, Yossèf obtient une distinction correspondant à la jouissance qu’il aurait ressentie en fautant par chacun de ses membres.
Ceci résume bien notre propos. Il a été permis à Yossèf de gouverner le monde car il a pu maîtriser ses sentiments et prouver sa capacité de gouverner tous les membres de son corps. En effet, Yossèf aurait pu tirer une jouissance de tous ses membres sans pour autant commettre l’acte inqualifiable de l’adultère. Mais la conscience morale de Yossèf lui interdit une telle licence. La princesse, si elle ne peut croire à un tel niveau de perfection et de sainteté, dut se rendre à l’évidence que Yossèf est exceptionnel. À ce titre, il mérite le qualificatif de tsaddiq, juste et parfait.