L’annonce de la délivrance

Yaâqov est en Égypte. Les dernières années s’écoulent dans un bonheur parfait. Il est entouré de tous ses fils. La haine fait place à l’amour entre frères. Yossèf subvient à tous leurs besoins. Leur existence paisible et harmonieuse s’organise autour du Bèt ha-Midrache que Yaâqov tient ouvert à Gochène. Certes ils sont éleveurs de bétail, mais l’enseignement de leur père leur est aussi précieux que nécessaire pour affronter l’exil. Ils sont tous conscients que le décret de l’exil et de l’esclavage en Égypte est imminent. Une seule préoccupation les habite tous : quand sonnera l’heure de la délivrance ?

Yaâqov, avant sa mort, entend livrer ce message d’espoir à tous ses fils.

Le Midrache, citant le verset :

Yaâqov fit venir ses fils…“, dit :

“C’est bien le sens du texte :

Il enlève la parole aux orateurs éprouvés et ôte le jugement aux vieillards.

Ceci s’applique à Yitshaq et à Yaâqov qui, tous deux, voulaient dévoiler les secrets du Saint béni soit-Il. A propos de Yitshaq, il est écrit :

[Yitshaq] appela Êssaw, son fils aîné ; il voulait lui révéler la date [de la délivrance], mais le Saint béni soit-Il le lui a caché.

Yaâqov cherchait également à révéler la fin [de l’exil] tel qu’il est dit : “Yaâqov fit venir ses fils...”

A quoi cela fait-il penser ? A ce serviteur qui, jouissant de la confiance du roi, avait tout en mains. Peu avant sa mort, il convoque ses enfants et, voulant les affranchir, leur indique l’endroit où se trouvent son testament et l’acte de vente. Le roi, l’ayant appris, s’est placé près de lui. Le voyant, [le serviteur] renonce à ses révélations et, s’adressant à ses fils, dit : “Je vous prie, vous serviteurs du roi, de respecter votre maître comme je l’ai respecté toute ma vie”. Ainsi, Yaâqov convoque ses enfants pour leur révéler la fin [de l’exil]. Mais le Saint béni soit-Il lui apparaît et dit : tu rassembles tes fils mais Moi, tu ne m’y invites pas. Ainsi Yéchâya dit :

Et pourtant ce n’est pas Moi que tu as invoqué, Yaâqov ! Non, tu t’es lassé de moi, Yisraèl !

L’ayant remarqué, Yaâqov recommande à ses enfants : je vous prie de respecter le Saint béni soit-Il comme il le fut par mes pères et moi, comme il est dit :

La Divinité dont mes pères, Abraham et Yitshaq, ont suivi les voies.

[Ses fils] lui répondent : nous savons ce à quoi tu penses. Et s’écrient : “Écoute, Yisraèl : l’Ét’ernel est notre D’ieu, l’Ét’ernel est Un !“. Les entendant s’exprimer ainsi, “Yisraèl s’incline sur le chevet du lit” ; il dit : “Béni soit le nom de gloire de Sa royauté à jamais”. Le Saint béni soit-Il déclare alors :

La gloire de l’Ét’ernel c’est de s’entourer de mystère ; la gloire du roi est d’examiner les choses à fond“. Cette conduite ne te convient pas car :

Celui qui colporte des commérages divulgue les secrets ; l’homme loyal sait les tenir cachés.

Le midrache se penche sur les dernières intentions de Yaâqov. A quoi pense-t-il avant sa mort ? Pourquoi rassemble-t-il ses fils ? Nous pouvons imaginer que les enfants se trouvent à ce moment éloignés l’un de l’autre. Comment a-t-il fait pour les rassembler en un temps record ?

Il est intéressant de voir le midrache s’intéresser à cette question. En effet, les fils de Yaâqov étaient dispersés dans tout le territoire d’Égypte. Au moment où leur père avait à leur transmettre un message important, ils se sont tous groupés autour de lui.

Le Midrache, s’interrogeant sur la répétition :

“Rassemblez-vous… pressez-vous pour écouter…”, rapporte : 

“Rabbi Tanhouma dit : nous déduisons [de ce texte] qu’ils étaient dispersés et, par l’esprit saint, ils furent rassemblés.”

C’est dire que le message de dernière minute revêt une importance capitale aussi bien pour Yaâqov que pour ses fils.

Pour le midrache, il s’agit de dévoiler la fin de l’exil. Nous comprenons bien les préoccupations de Yaâqov qui assiste déjà aux premiers signes de l’exil. Loin du pays de ses ancêtres, se trouvant dans le pays où règne la toum’al’impureté la plus dégradante, il ne peut que communiquer à ses enfants l’espoir en une délivrance future. Avec un tel espoir, le poids de l’exil sera plus léger.

Certes Yaâqov fut précédé dans cette volonté de dévoiler la fin de l’exil et la délivrance par Yitshaq. Mais ce qui est surprenant c’est de voir Yitshaq la dévoiler à Êssaw. Pourquoi Êssaw ? Est-il le successeur de Yitshaq ? Tout porte à le croire car Yitshaq sait qu’une partie de sa descendance et non toute sa descendance prendra la relève. Le choix de Yitshaq est-il Êssaw ? Loin de nous de penser qu’il fut à ce point naïf et ignorant des agissements de Êssaw ! Pour nous, Yitshaq prend Êssaw à témoin du destin d’Israël. Le message de la délivrance, Yitshaq veut le transmettre à un des principaux protagonistes de Yaâqov, celui par qui les descendants de Yaâqov auront le plus à souffrir. L’exil d’Édome sera le plus pénible. Et Yitshaq avertissait en quelque sorte son fils qu’en définitive Yaâqov secouera le joug de l’exil et s’affranchira. Son intention est de lui recommander de ménager son avenir et de préparer les lendemains de la délivrance. Cela, D’ieu ne voulait nullement laisser faire Yitshaq pour, sans doute, infliger à Êssaw le châtiment qu’il mérite.

Néanmoins la réaction de D’ieu, face à la volonté de Yaâqov de réconforter ses enfants et leur laisser l’espoir d’un avenir lumineux et rayonnant, a de quoi nous étonner. Pourquoi agit-Il ainsi ?

Pour le midrache, la délivrance est un domaine réservé à D’ieu. Elle fait partie des mystères de D’ieu. Nul ne peut le dévoiler. Mais il n’en demeure pas moins que Yitshaq comme Yaâqov eut accès à de tels mystères. Pour quelle raison D’ieu s’oppose-t-Il à leur dévoilement ?

En se plaçant dans la perspective divine, le mystère de la délivrance doit demeurer un mystère. Étant l’auteur de l’histoire et dirigeant les destinées des peuples, D’ieu entend en garder la pleine initiative. Il est vrai que, pour intervenir dans l’histoire en fonction du comportement des peuples, D’ieu doit se réserver la possibilité d’en transformer le cours.

Par ailleurs, D’ieu cherche, en cachant ce mystère au principal intéressé, Yisraèl, à maintenir surtout intact l’espoir en la délivrance future. Si les générations de l’exil se savent condamnées à l’exil sans espoir de délivrance, elles n’entreprendraient rien pour en hâter la fin. Ainsi quiconque, se sentant non concerné par la délivrance, perdrait tout espoir et s’installerait dans l’exil. Mais D’ieu voulait maintenir l’espoir vivant en chaque génération qui, pour s’en sortir, tenterait tout pour parvenir à la délivrance.

Certes il y a un délai fixé à l’avance. Mais le comportement moral et spirituel des Bénè Yisraèl peut, en tout temps, hâter la venue du Messie, Machiah.

Cette vision dynamique de la délivrance, le midrache l’exprime par la parabole du serviteur. Essayons donc de comprendre la difficulté de ce serviteur qui, bien que jouissant de la confiance du roi, ne tente rien pour s’affranchir lui-même. S’il détient l’acte et la preuve d’achat qui fait de lui un serviteur, un simple geste lui aurait rendu sa liberté. Que ne le déchire-t-il en effet pour s’affranchir ! Pourquoi doit-il laisser la recommandation à ses enfants ?

En vérité, la délivrance comme l’affranchissement ne concerne ni Yaâqov ni le serviteur. Tous deux sont des serviteurs intègres et parfaits. La délivrance, quand bien même leur perfection l’aurait justifiée, vise “la quatrième génération [qui] reviendra ici, parce qu’alors seulement la perversité de l’Èmori sera complète”. La délivrance tient compte à la fois de l’aptitude des Bénè Yisraèl et de la conduite du peuple qui occupe la terre promise.

L’intervention de D’ieu interrompant la divulgation du mystère de la délivrance ne s’explique que par le souci de laisser à Israël l’initiative de mettre fin à l’exil par une conduite morale adéquate. D’ieu s’écrie à juste raison : “Et pourtant, ce n’est pas Moi que tu as invoqué, Yaâqov !” Agissant ainsi, Yaâqov court-circuitait le rôle de D’ieu.

Mais Yaâqov, attribuant à ses enfants l’échec de la révélation de la délivrance, commence à douter de leur perfection morale. Si donc D’ieu refuse, s’oppose à une telle révélation, c’est bien parce que leur conduite ne milite pas en leur faveur. Aussi ses recommandations obligent-elles les fils à être respectueux des lois divines comme les avaient respectées Abraham et Yitshaq. C’est dire que le refus de la Chékhina de laisser Yaâqov dévoiler la fin de l’exil est attribué non à l’impossibilité qu’aurait l’homme, fut-il tsaddiq comme Yaâqov, mais à l’imperfection morale et spirituelle des bénéficiaires de l’annonce.

Les fils de Yaâqov protestent de leur foi absolue en D’ieu. Ils ne servent que le D’ieu de leur père. Force lui est de reconnaître que tous ses fils sont tsaddiqim. Ce n’est pas leur foi qui est en cause. Ils sont prêts à craindre et à aimer D’ieu comme leur père le leur a toujours enseigné. Yaâqov exprime sa reconnaissance : il s’incline devant la Chékhina se trouvant à son chevet. Et si D’ieu s’entoure de mystères, ce qui constitue en fait Sa gloire, l’homme loyal, tel que Yaâqov, se devait de les tenir cachés et ne pas les dévoiler fut-ce même à ses propres fils !

Toutefois, le midrache admet d’emblée que Yaâqov connaissait la date de la délivrance. Car qu’importe à D’ieu de laisser Yaâqov dévoiler une date si d’avance elle s’avérait inexacte ? Sans doute Yaâqov avait-il atteint, avant sa mort, une perfection telle que les mystères divins lui étaient dévoilés. Sa préoccupation première est d’en faire profiter ses fils qui sont les premiers à réclamer un réconfort face à la dure situation qui sera la leur pendant l’exil. Certes la formation de Yaâqov qui allait faire de lui un des pères du peuple d’Israël, le prédisposait à une connaissance parfaite de la fin des temps. Se faisant un devoir de la transmettre à ses enfants, il fut abruptement arrêté par D’ieu car une telle révélation pouvait aller à l’encontre des desseins divins.

Rachi, citant le Talmoud, explique ainsi le verset :

“Yaâqov fit venir ses fils et il dit : “Rassemblez-vous, je veux vous révéler ce qui vous arrivera dans la suite des jours” : Yaâqov voulait leur révéler la fin des temps, mais la Chékhina s’est retirée de lui, et il a prononcé d’autres paroles.”

Sans l’appui de la Chékhina, Yaâqov est incapable de transmettre un message clair sur la fin des temps. Cet appui est le support de la prophétie. Son défaut oblige Yaâqov “à prononcer d’autres paroles.” Pour un grand nombre de commentateurs, Yaâqov, n’ayant pu dévoiler la fin des temps, s’est contenté de souligner les moyens auxquels Israël devra avoir recours pour hâter la délivrance : le texte met l’accent sur le rassemblement et l’union. L’unité du peuple d’Israël est la solution à la délivrance finale. Yaâqov n’a pas manqué tout à fait son but. Si la date de la délivrance est un mystère, les moyens d’y arriver le sont moins. C’est l’unité d’Israël qui la réalisera.

Cependant Rabbi Chimchone d’Ostropol donne une interprétation intéressante aux paroles de Rachi. Il dit en substance : l’asservissement en Égypte a pour motif essentiel la vente de Yossèf à laquelle avaient pris part neuf de ses frères et, en plus, la Chékhina qu’ils avaient associée à leur projet. A cet effet, le décret divin fut d’asservir Israël en Égypte pendant deux cent dix ans. Ce nombre correspond à la valeur numérique du non divin par lequel sera réalisée la délivrance, 21, multipliée par dix. Ce qui donne 210. Mais Yaâqov ne tenant pas compte de la Chékhina, ignorant en fait qu’elle fut associée, n’a multiplié 21 que par neuf. Ce qui donne 189. Autrement dit, à la fin de 189 années d’esclavage sonnera le qèts, la fin de l’exil égyptien. Qèts, a pour valeur numérique 190. Donc Yaâqov comptait pouvoir déterminer la fin de l’exil après un séjour de 189 années en Égypte, mais il ignorait qu’ils avaient associé la Chékhina, c’est bien le sens de : “La Chékhina s’est retirée de lui” ce qui lui donne en réalité un séjour de 210 années.

Mais l’auteur de Kanfè Nécharim livre une autre interprétation. Pour lui, la parole de la Chékhina devient une nécessité, une réalité. Tandis que le projet de la Chékhina, tant qu’il est au niveau de la pensée, laisse encore une liberté d’action à l’homme. La délivrance finale dépend du repentir de Âm Yisraèl. Le repentir sincère sera suivi par la délivrance. Or le repentir est du domaine de la liberté de l’homme. Aussi pour cette raison, la Chékhina avait abandonné Yaâqov car l’intention divine fut de hâter la délivrance au moyen du repentir. Au cas où la Chékhina aurait assisté Yaâqov, toute révélation serait d’une nécessité absolue excluant de ce fait le recours au repentir pouvant hâter la guéoula, la délivrance.

Israël a besoin de cette vision dynamique de la guéoula qui se nourrit d’un espoir permanent et le motive pour viser une perfection morale qui le rapproche de l’idéal divin.

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