Le départ d’Abraham
L’Ét’ernel avait dit à Abram : Eloigne-toi de ton pays, de ton lieu natal et de la maison paternelle, et va au pays que je t’indiquerai. Je te ferai devenir une grande nation; je te bénirai; je rendrai ton nom glorieux, et tu seras un type de bénédiction. Je bénirai ceux qui te béniront, et qui t’outragera je le maudirai; et par toi seront heureuses toutes les races de la terre. Abram partit comme le lui avait dit l’Ét’ernel, et Lote alla avec lui. Abram était âgé de soixante-quinze ans lorsqu’il sortit de Harane. Abram prit Saraï son épouse, Lote fils de son frère, et tous les biens et les gens qu’ils avaient acquis à Harane. Ils partirent pour se rendre dans le pays de Kénaâne, et ils arrivèrent dans ce pays Bérèchit 12, 1-5..
Avec la sidra Lèkh Lèkha, débute l’histoire du peuple d’Israël. Abraham, père fondateur de la nation, apparaît ici comme le partenaire sinon l’interlocuteur privilégié de D’ieu. Tout se passe comme si les deux précédentes sidrot, Bérèchit et Noah, ne sont là que pour établir une véritable comparaison entre les générations d’Adam et Noah et celle d’Abraham.
La Michena Avot 4, 3. affirme en effet :
Dix générations se sont succédées depuis Noah jusqu’à Abraham : cela prouve la longanimité de D’ieu; car toutes ces générations avaient excité sa colère, et cependant, grâce à sa piété, Abraham avait pris sur lui [en les rachetant de leurs péchés] la récompense de tous.
Abraham est cette pierre précieuse perdue dans du sable. Il fallait tamiser tout le sable pour la retrouver. Le midrache Yalqout Chimôni chap. 18. enseigne que, par sa conduite et son exemple, Abraham justifiait à lui seul la Création.
Le midrache rapporte à propos du texte Bérèchit 2, 4. :
Telles sont les origines du ciel et de la terre, lorsqu’ils furent créés, bé-hibaréam. Rabbi Yéhochouâ Ben Qorha dit à ce propos : à cause du mérite d’Abraham, le monde fut créé car bé-hibaréam, lorsqu’ils furent créés, est l’anagramme d’Abraham, .
L’histoire du monde, en vérité l’histoire d’Israël, connaît ainsi trois débuts. Le premier est général : c’est la génération d’Adam donnant naissance à toute l’humanité. Le deuxième vient aussitôt après la destruction du monde et l’extermination du genre humain au temps du Déluge : Noah et ses enfants donneront un nouveau départ à l’humanité. Au troisième, l’humanité connaissant un nouvel essor avec la génération de la Tour de Babèl, subit un châtiment sous forme de dispersion. Cette fois-ci Abraham devient le père de l’humanité et surtout d’Israël. L’humain véritable est celui qui suit les traces d’Abraham.
Abraham, par une lente réflexion le conduisant à l’existence de D’ieu, se démarque de sa génération et de sa famille aveuglées par l’idolâtrie et le paganisme.
Le YalqoutYalqout sur Bérèchit, 12. citant le verset Téhillim 45, 11. :
Écoute ma fille, ouvre les yeux, tends l’oreille, oublie ton peuple et la maison de ton père!rapporte les paroles de Rabbi Yitshaq. Cela fait penser, dira-t-il, à un homme qui, passant de lieu en lieu, vit une tour brûler. S’étant dit : est-il possible que cette tour n’ait pas de maître? Le propriétaire lui apparut et lui dit : Je suis le maître des lieux! Ainsi Abraham, notre père, se demandait-il sans cesse si le monde n’avait point de maître! Le Saint Béni Soit-Il, s’étant présenté, lui dit : Je suis le maître du monde! C’est bien ce que dit le texte Téhillim 45, 12. :
Que le roi s’éprenne de ta beauté car il est ton maître incline-toi devant lui.
Ce midrache montre l’état d’esprit d’Abraham face à sa génération. Il ne pouvait concevoir un monde sans un Souverain ne réagissant pas à l’hérésie des hommes qui contestent l’existence du Créateur. Abraham combat avec beaucoup de véhémence aux croyances absurdes de sa génération et celles de sa famille! Ne s’est-il point aux idoles de Tèrah, son père? L’ayant chargé d’en prendre soin, il les brise toutes ne laissant qu’une, une hache à la main. À la remarque de son père devant ce désastre, Abraham répond qu’ayant offert un sacrifice à ces idoles, elles se sont querellées, chacune réclamant le privilège de se servir du sacrifice en premier. Pour calmer cette querelle, la plus forte se mit à briser toutes les autres. Quand Tèrah fit remarquer à Abraham qu’il est impossible à une idole de manger et qui plus est de se quereller, frapper et briser, celui-ci lui rétorqua à son tour : si une idole est moins qu’un être humain, comment donc comprendre qu’on puisse l’adorer comme divinité? C’est ainsi qu’Abraham agissait face à un monde pris par la folie, consciente ou non, de l’idolâtrie. Abraham bravant les interdits, même ceux de Nimrod roi cruel et fou, arrivait à ramener à la voie juste et droite plusieurs de ses contemporains.
Le Yalqout poursuit, Rabbi Bérakhiya citant le texte Chir ha-Chirim 1, 3. :
Tes parfums sont suaves à respirer dit :
A quoi Abraham, notre père, ressemble? Il est tel un flacon d’huile balsamique bien fermé et posé dans un coin qui, de ce fait, n’exhale pas son parfum. Au moindre déplacement, son parfum embaume. Ainsi le Saint Béni Soit-Il dit à Abraham : déplace-toi de lieu en lieu afin que ton nom devienne grand.
Le Yalqout tient à justifier l’ordre divin à Abraham de quitter Our Kasdim. Ce pays, quoique présentant un terrain de choix pour la mission d’Abraham, celle de faire connaître D’ieu et enseigner à tous les païens de n’adorer que le Créateur, D’ieu Un, n’est point retenu. Certes, révèle-t-il au monde les vertus d’Abraham! Mais tel un flacon de parfum qui, après l’avoir agité, répand ses effluves, Abraham n’exercera son influence sur l’humanité et ne se fera connaître qu’en se déplaçant. Ainsi sa perfection morale accède-t-elle à l’universalité.
L’Ét’ernel avait dit Abram : Eloigne-toi de ton pays, de ton lieu natal et de la maison paternelle, et va au pays que je t’indiquerai.
L’Ét’ernel avait dit Abram,
D’ieu s’adresse à Abram avant qu’il ne se révèle à lui. Pourquoi?
Certes D’ieu se révèle-t-il toujours avant d’adresser la parole à un prophète ou à un homme. Dans ce cas, il a parlé en premier car, selon Or ha-Hayim, Abram, par ses recherches, était arrivé à reconnaître D’ieu son créateur. Cette recherche dure depuis l’âge de cinq ans. Il n’avait donc nullement besoin de la présentation de D’ieu. Dans cette perspective, la démarche de l’homme pour aller à la rencontre de D’ieu remplace aisément la révélation de D’ieu. En outre, comme Abraham est le premier homme à s’être distingué par sa sainteté et par sa vertu depuis Noah, il a fallu, avant que D’ieu ne se révélât à lui, prouver de manière évidente, qu’il était prêt à accomplir scrupuleusement les prescriptions et les ordres divins. Aussi le midrache cité plus haut souligne-t-il : Écoute ma fille, ouvre les yeux! Il devait montrer en premier qu’il était prêt à écouter, à obéir, et ce n’est qu’ensuite qu’il pouvait voir c’est à dire avoir la révélation tel qu’il est dit Bérèchit 12, 7. : L’Éternel apparut à Abraham.
Eloigne-toi de ton pays, de ton lieu natal et de la maison paternelle.
Pour quelle raison le texte inverse l’ordre normal et logique du départ définitif qui est : la maison paternelle, son lieu natal et enfin son pays?
S’agissant du départ d’Abraham, la Tora n’a nullement inversé l’ordre naturel. Elle nous signale au contraire les diverses influences auxquelles l’homme est soumis. L’homme vient au monde avec qualités et défauts qui lui ont été transmis pas ses parents. La Michena Êdouyot chap. 2, 9.enseigne :
Le père transmet au fils la beauté, la force, la richesse, la sagesse et les années [c’est-à-dire la prédisposition à la vieillesse].
Il est également soumis à l’influence de sa famille car se trouvant toujours en compagnie de ses proches, l’homme finit par imiter leurs faits et gestes et assimile également leurs défauts. Il existe une autre influence, celle de l’environnement social. Aussi D’ieu demande-t-il à Abraham : Lèkh lèkha, éloigne toi de toi-même, autrement dit se détacher de tout défaut moral personnel qui s’est incrusté en lui pouvant avoir l’air d’un comportement naturel. D’ieu exige avant tout qu’Abraham fasse un premier pas pour prouver son attachement, de s’éloigner de tout ce qui peut entacher son âme et de retrouver sa véritable identité. Ce n’est qu’après que le processus du départ commence.
Pour l’influence de l’environnement social, l’homme serait prêt à y renoncer car peu importe pour lui qu’il vive dans une société ou une autre, un pays ou un autre, pour peu qu’il ait la possibilité de s’y trouver avec sa famille, ses parents et garder intacts ses intérêts immédiats. Mais en exigeant de renoncer à l’amour de sa famille, l’homme trouverait cela difficile. La difficulté est d’autant plus grande que le sacrifice exigé consiste à quitter ses parents. Aussi l’ordre suivi dans la prescription divine ira croissant selon la difficulté.
Rav Alchèkh justifie l’ordre suivi par le souci d’Abraham de convertir à la foi en D’ieu, les habitants de son pays et les membres de sa famille. Mais D’ieu lui demande de renoncer à ce projet car la réussite est aléatoire non seulement au niveau des habitants de son pays mais également au niveau de ses parents. Abraham n’est autorisé de prendre en sa compagnie que ceux qui avaient accepté la foi en D’ieu tel qu’il est dit : les gens acquis à Harane.
Le texte garderait le même sens en se contentant de dire Va au pays que je t’indiquerai. Que signifie lèkha, pour toi, dans l’expression éloigne-toi, pour toi ?
En commentant pour toi par pour ton bien, pour ton intérêt, car ici tu ne peux avoir d’enfants, Rachi entend souligner que l’éducation des enfants qui naîtront ici, en raison de l’influence de l’environnement, est vouée à l’échec.
En disant au pays que je t’indiquerai,
Le texte souligne qu’Abraham devait découvrir lui même le pays choisi par D’ieu. Ainsi en quittant Harane, et Our Kasdim, où les habitants avaient des défauts notoires, il est arrivé au pays de Kénaâne. Là, selon le midrache, ayant constaté que le Kénaâni, était organisé, respectant un emploi du temps bien défini, il avait compris que c’était bien le pays indiqué. En effet, nos Maîtres affirment la grâce et la beauté d’un endroit rejaillissent sur ses habitants. Comme les habitants se distinguent par leurs bonnes moeurs, Abraham conclut à l’excellence du pays et, par conséquent, Kénaâne est bien le pays indiqué.
Je te ferai devenir une grande nation; je te bénirai; je rendrai ton nom glorieux, et tu seras un type de bénédiction.
Je te ferai devenir une grande nation…
Le texte énumère trois récompenses. Pourquoi?
Concernant les récompenses promises, chacune vient rétribuer l’effort fourni pour chaque élément de l’ordre divin. Ainsi pour Or ha-Hayim, je ferai de toi une grande nation est en récompense pour quitte ton pays, je te bénirai, j’agrandirai ton nom, en récompense pour avoir quitté sa famille. Tu seras une bénédiction pour avoir quitté la maison de ton père.
Un homme jouissant de l’avantage d’être dans son pays, sa famille et la maison paternelle bénéficie en fait en plus d’un grand nombre d’amis et connaissances, d’une renommée établie ainsi que de l’amour et l’appui de sa famille. Abraham n’aura nullement à craindre la perte de ces trois avantages.
Zéqènim mi-Baâlè ha-Tosséfot, expliquent ainsi :
Je te bénirai personnellement et j’agrandirai ton nom en ajoutant une lettre, au lieu d’Abram tu te nommeras Abraham afin que la valeur numérique de ton nom soit l’équivalent de 248 membres du corps, atteignant ainsi la perfection. Tu seras une bénédiction, la bénédiction te concernant dans la prière, dans la âmida, maghène Abraham, Protecteur d’Abraham sera récitée en premier, avant celle attribuée à D’ieu méhayè ha-mètim, qui ressuscite les morts.
Je te bénirai… tu seras une bénédiction.
Pour quelle raison lui avoir accordé deux fois la bénédiction?
La bénédiction est répétée je te bénirai et tu seras une bénédiction pour rassurer Abraham quant à la crainte d’être le point de mire de tous en raison de sa réussite, de sa grande renommée et, de ce fait, perdra tout le bénéfice de la bénédiction puisque le Talmoud enseigne Baba Métsiâ :
La bénédiction ne réside que dans ce qui échappe à la vue de l’homme.
Je bénirai ceux qui te béniront, et qui t’outragera je le maudirai; et par toi seront heureuses toutes les races de la terre.
Je bénirai ceux qui te béniront.
Ils seront nombreux ceux qui béniront Abram et pour l’outrage ce sera des cas isolés. De même pour la bénédiction D’ieu devance et bénit celui qui bénit Abram. Ce sera le contraire pour l’outrage et la malédiction. Pourquoi est-ce ainsi?
Cette bénédiction se justifie car D’ieu veut calmer les craintes d’Abraham qui, traversant des cités étrangères, ignorant tout des habitants et ignoré de tous, sera tellement recherché par tous pour mériter sa bénédiction et être en sa compagnie. En effet, tout celui qui l’approche sera béni. Nombreux donc seront les amis d’Abraham et alliés. En revanche, très peu nombreux seront ceux qui l’outrageront car ils seront maudits d’eux-mêmes.
Abram partit comme le lui avait dit l’Ét’ernel, et Lote alla avec lui. Abram était âgé de soixante-quinze ans lorsqu’il sortit de Harane.
Lote est déjà mentionné une première fois :
Lote partit avec lui.
La seconde fois il est dit :
Il prit Lote.
Partir laisse entendre que Lote est libre de prendre sa décision. Prendre laisse au contraire entendre qu’il y eut contrainte. Que signifie donc ce glissement de partir à prendre?
Lote est parti avec lui.
Abraham était parti non parce qu’il était fort des promesses divines mais en raison de l’obéissance qu’il devait témoigner à D’ieu. Tandis que Lote, sachant qu’Abraham n’avait pas d’héritier, s’était laissé dire que toute la richesse promise par D’ieu à Abraham lui reviendrait un jour. Pour cette raison Lote avait suivi Abraham.
Abram prit Saraï son épouse, Lote fils de son frère, et tous les biens et les gens qu’ils avaient acquis à Harane. Ils partirent pour se rendre dans le pays de Kénaâne, et ils arrivèrent dans ce pays.
Abram prit Saraï.
Deux remarques à ce propos : Il n’est point dit que Saraï partit d’elle-même, Abram la prit. Son départ n’est pas mentionné à deux reprises comme pour Lote. Pourquoi?
Abram prit Saraï son épouse et Lote le fils de son frère.
Tout se passe comme si Abraham était parti tout seul la première fois pour identifier le pays que D’ieu lui avait indiqué. Lors de ce voyage, D’ieu avait assuré Abraham d’avoir une postérité. Lote, l’ayant sûrement entendu, ne voyait plus d’intérêt à accompagner Abraham. C’est pourquoi le texte souligne qu’Abraham prit, non pas comme on prendrait un objet, mais en convaincant Saraï de l’avenir radieux qui les attend. Abraham cherche également à s’attacher la compagnie de Lote pour mieux contrôler sa conduite morale sachant que de sa descendance naîtrait le Machiah.
Ainsi donc avec le départ d’Abraham avait débuté le destin d’Israël. Mais il a fallu qu’Abraham tirât son origine de Chaldée, pays idolâtre et païen, pour que sa personnalité se détache et atteigne une maturité lui permettant de jouer le rôle auquel il était destiné. Cela rappelle également la formation d’Israël qui avait nécessité l’esclavage en Egypte pour atteindre sa maturité en tant que peuple. C’est ce que nos Maîtres affirment : Les actes des pères sont en fait des signes indicateurs pour les enfants.