Le repentir de Réoubène
Réoubène se trouvait parmi ses frères à Dotane. C’est là qu’ils faisaient paître le troupeau de Yaâqov. Le conseil des frères condamne Yossèf à mourir. Mais Réoubène s’interpose :
“Ne versez point le sang ! Jetez-le dans cette citerne qui est dans le désert, mais ne portez point la main sur lui. C’était pour le sauver de leurs mains et le ramener à son père.”
À son retour, Réoubène constate la disparition de Yossèf de la citerne. Réoubène, inquiet, est désemparé. Que dira-t-il à son père ?
Le Midrache, citant le verset :
“Réoubène revint à la citerne…“, rapporte :
“Où était-il ? Rabbi Èliêzèr et Rabbi Yéhochouâ enseignent. Rabbi Èliêzèr dit : [Réoubène] était occupé à son cilice et à son jeûne. Après, il alla jeter un regard à la citerne tel qu’il est écrit : “Réoubène revint à la citerne“. Le Saint béni soit-Il lui dit : “Jamais un homme, ayant péché, ne s’est repenti devant moi. Tu es le premier à initier le repentir. Par ta vie, ton petit-fils sera le premier à proclamer le repentir”. De qui s’agit-il ? De Hochèâ tel qu’il est dit : “Reviens, Israël, jusqu’à l’Ét’ernel, ton D’ieu“.
Rabbi Yéhochouâ dit : “Toutes les charges de la maison pesaient sur [Réoubène] et, s’étant libéré, il vint examiner la citerne.”
Pour résoudre l’énigme de l’absence de Réoubène, le midrache propose deux solutions aussi éloignées l’une de l’autre. Rabbi Èliêzèr voit dans Réoubène le précurseur de la téchouva, du repentir. Qu’a-t-il à se reprocher ? “Il alla cohabiter avec Bilha” dit le texte. Rachi précise :
“Réoubène, ayant mis en désordre la couche de son père, est aussi coupable que s’il avait réellement cohabité”. Et pourquoi l’a-t-il fait et profané la couche de son père ? À la mort de Rahèl, Yaâqov avait déplacé sa couche qui était constamment dans la tente de Rahèl et non pas chez les autres épouses, et l’avait transportée dans la tente de Bilha. Réoubène prend fait et cause pour sa mère et dit : si la sœur de ma mère était la rivale de ma mère, faut-il que la servante de la sœur de ma mère soit aussi sa rivale ? C’est pourquoi “il a troublé [la couche de son père].”
Malgré la gravité d’un tel acte, le texte ne tient pas rigueur à Réoubène puisqu’il est compté parmi les fils de Yaâqov. Le texte poursuit en effet “Or les fils de Yaâqov furent douze”.
Ce fait constitue donc la faute principale de Réoubène exigeant une réparation. Cependant le Talmoud, au nom de Rabbi Chémouèl, fils de Nahmani, citant Rabbi Yohanane, souligne : “Quiconque affirme que Réoubène a fauté, est dans l’erreur”. De quoi donc l’accuse-t-on si Rabbi Èliêzèr pense qu’il était occupé à son cilice et à son jeûne ?
Le Talmoud déjà cité affirme que Réoubène avait troublé deux couches : celle de Yaâqov et celle de la Chékhina. Yaâqov peut comprendre les mobiles de Réoubène, son acte est dicté par l’amour et la vénération qu’il témoigne à sa mère. Il est loin de penser que Yaâqov agit sur l’ordre de D’ieu de placer sa couche dans la tente de Bilha. La faute de Réoubène réside dans le désir de contrarier les décisions de D’ieu.
Au niveau de Yaâqov, Réoubène devait se sentir coupable d’avoir cristallisé une dissension existant entre les épouses de son père. Tant qu’elle vivait, tous, mères comme fils, admettaient le fait que Rahèl était l’élue et l’épouse principale. Le statut quo était respecté. Mais, à sa mort, Lèa prétend occuper la première place. Le geste de Réoubène est un acte légitime en vue de défendre les intérêts de sa mère. Il eut pour effet immédiat, en plus de déplaire à son père, de raviver des blessures anciennes qui ne pouvaient que creuser davantage le fossé entre épouses d’une part et, d’autre part, entre fils. Le germe de la division que ce geste malheureux aurait provoqué posait un cas de conscience pour Réoubène qui se le reproche sans cesse.
Quand bien même le texte se ferait rassurant à l’égard de Réoubène en le comptant parmi les douze fils de Yaâqov, autrement dit ne tenant aucun compte de cette faute, sa conscience morale est si aiguë qu’il n’arrive point à se pardonner un tel acte. Son repentir est exemplaire en ce sens qu’il ne néglige rien pour réparer la faute. Il refuse surtout toute indulgence face à un acte jugé inqualifiable. Son repentir, il le veut efficient. Le cilice et le jeûne sont deux mesures nécessaires pour garder présent à son esprit le mal qu’il a fait.
Certes, le repentir de Réoubène est sincère, entier. D’ieu Lui-même témoigne de l’authenticité d’un tel repentir, si bien qu’Il réserve à un des descendants de Réoubène, le prophète Hochèâ, le privilège de rapprocher Israël et le ramener à la Tora. Hochèâ proclame le retour d’Israël à D’ieu. C’est un retour impliquant un élan véritable vers D’ieu. C’est là l’allusion au terme waya-chov, il revint. Le verbe chouv, indique le repentir dont Réoubène ne manque pas d’en souligner la nécessité. Ils sont dans la même situation que lui. Leur attitude face à Yossèf ne fait que creuser davantage le fossé entre eux et le fils de Rahèl. S’il entreprend de sauver Yossèf, c’est bien parce qu’il a déjà guéri de la haine vouée à Rahèl et ses enfants. Réoubène retrouve en Yossèf un frère qui l’accepte et le compte parmi les douze frères.
Ainsi s’exprime le Midrache :
“Réoubène dit : [Yossèf] m’ayant compté parmi mes frères, comment ne le sauverai-je point ? Je me pensais banni à cause de cet acte et il me désigne parmi tous les frères tel qu’il est dit : “Onze étoiles se prosternent devant moi”. Comment ne le sauverai-je pas ?”.
Réoubène réalise donc, à travers la fraternité exprimée par le songe de son frère, la nécessité de puiser dans ce sentiment la force de se repentir comme celle de s’opposer à tous ses frères pour ramener Yossèf à leur père.
Rabbi Yéhochouâ, en revanche, vise une explication qui ne s’appuie apparemment sur aucune référence dans le texte. Réoubène est absent parce que son tour vint de servir son père et s’occuper de toutes les charges de la maison. À son retour, Yossèf n’était plus dans la citerne.
La proposition de Rabbi Yéhochouâ surprend car, pour quelle raison avait-il remis le sauvetage de Yossèf à son retour ! Ne devait-il pas, au contraire, l’emmener avec lui ?
En vérité, cette explication a pour tout le moins l’intention d’établir la responsabilité de Réoubène dans tout ce qui a trait à la direction de la maison. Cette responsabilité n’est pas seulement matérielle pour Rabbi Yéhochouâ. Elle concerne également la responsabilité morale. Et, s’agissant de la vie de Yossèf, Réoubène avait le devoir de s’opposer à ses frères et le sauver. S’il commence par le conseil de le jeter dans la citerne, c’est uniquement pour juger du degré de droiture et de crainte de D’ieu de Yossèf. En effet, être condamné par ses frères ne prouve pas nécessairement la culpabilité de Yossèf car, étant des êtres libres, ils peuvent faire du mal. En revanche, en le jetant dans la citerne vide d’eau mais pleine de scorpions et serpents, il serait possible de se rendre compte de sa piété et de sa droiture car si, aux yeux de D’ieu, Yossèf méritait la mort, ces reptiles se chargeraient de l’exécution.
Ainsi Réoubène revint à la citerne pour se rendre compte lui-même que Yossèf n’y était plus. Son cri dramatique : “L’enfant n’y est plus, et moi, où irai-je ?”, marque la ruine de son espoir de parvenir un jour à ramener Yossèf à son père. Il aura fait preuve jusqu’au bout de responsabilité pour tout ce qui a trait à la famille.