Mochè au palais de Parô

Yaâqov descend, à son corps défendant, en Égypte à la tête de toute sa famille composée de soixante-dix âmes. Installés à Gochène, les Bénè Yisraèl se multiplient et deviennent nombreux. Parô voit d’un mauvais œil l’accroissement des Bénè Yisraèl, et, oubliant les quatre-vingts années de loyaux services de Yossèf, il décide, dans le but de réduire le nombre d’Israël et de l’affaiblir, de lui imposer des corvées et de l’accabler de labeurs. Ce fut en pure perte. Car(1) : “Plus on l’opprimait, plus sa population grossissait et débordait”.

N’ayant pas obtenu les résultats escomptés, Parô se tourne vers les sages-femmes pour leur intimer l’ordre de tuer discrètement, à l’accouchement, les garçons. C’est dire que Parô n’ose pas s’attaquer ouvertement à Israël et l’anéantir. Il prend des mesures pour l’assimiler et le diluer parmi les Égyptiens. Laissant les filles vivre, elles n’auront d’autre choix que de prendre pour maris des Égyptiens. Là aussi il assiste, impuissant, à son échec.

Parô vit dans la hantise de voir Israël secouer le joug égyptien et accéder à la liberté. Ses mages lui confirment en effet que le libérateur est né. Ne sachant pas s’il est Égyptien ou Hébreu, il ordonne à tout son peuple(2) : “Tout mâle nouveau-né, jetez-le dans le fleuve, et toute fille, laissez-la vivre”. Voilà une autre disposition qui illustre la panique de Parô.

C’est, dans cette situation, que survient la naissance de Mochè. Jeté au Nil, trois mois après, Mochè est sauvé par la fille de Parô. Elle l’élève et le considère comme son fils. Ainsi Mochè, destiné à libérer le peuple hébreu, est-il élevé dans le palais de Parô. Le Midrache(3), citant le verset(4) :

Elle ouvrit [le berceau], elle y vit l’enfant; c’était un garçon vagissant“, rapporte :

“Il n’est pas dit voici un enfant vagissant, mais un garçon”.

[Le texte] enseigne qu’il s’agissait d’un enfant dont la voix était celle d’un garçon. NaârIl est déjà grand ainsi qu’il est dit(5) :

Le jeune Chémouèl servait donc le Seigneur“.

La fille de Parô, l’adorant, l’embrasse et l’enlace sans cesse. Gardé au palais du roi, sa grande beauté forçait l’admiration de tous. Quiconque le regarde ne pouvait plus détacher [les yeux] de lui.

Parô l’enlace et l’embrasse pendant que [Mochè], lui retirant la couronne de sur la tête, la jette comme il le fera plus tard. Ainsi le Saint béni soit-Il dit à Hiram(6) :

J’ai fait surgir du milieu de toi un feu qui t’a consumé“.

La fille de Parô élève donc celui qui, dans le futur, châtiera son père et son pays.

Même le Messie, appelé à châtier les idolâtres, grandira avec eux dans leur pays tel qu’il est écrit(7) :

La génisse y viendra paître, elle s’y couchera, elle en broutera les jeunes pousses“.

Mochè vécut dans le palais de Parô pendant vingt ans.

Une autre opinion dit pendant quarante ans, quarante dans Midyane et quarante dans le désert.

Une autre opinion enseigne : “vingt chez Parô, soixante à Midyane et quarante dans le désert.” Midrache on ne peut plus important. De prime abord, il affirme que nul ne peut s’opposer aux desseins divins. Parô a beau prendre des mesures pour asservir impunément les Bénè Yisraèl, il n’arrivera pas à changer le cours de l’histoire! D’ieu décide de faire de Yaâqov une grande nation, Parô ne saurait y mettre une entrave. D’ieu décide de laisser en vie Mochè parce qu’il sera le libérateur, aucune mesure de Parô ne parviendrait à la lui ôter.

Bien plus, Parô a la mauvaise surprise d’apprendre que Mochè est sauvé par sa propre fille. Il élève au sein de son propre palais celui qu’il voulait à tout prix faire mourir. En le mettant dans le berceau en osier, Yokhèbèd pensait tout simplement éviter d’être l’auteur de la mort de son fils. Son intention est de laisser la Providence décider de la suite des événements. Le midrache tente d’expliquer le passage d’enfant à garçon. Déjà Rachi trouve la construction de la phrase complexe. En disant elle le vit, le texte n’a plus besoin du complément d’objet direct l’enfant. Cette répétition pose problème. L’explication veut que la fille de Parô voie, en ouvrant le berceau, le hoului, autrement dit, la Chékhina. Avant de se rendre compte de la présence de l’enfant, elle est frappée par la présence de la Chékhina. Que fait-elle? Il est évident que D’ieu, à un moment aussi capital, se préoccupe du devenir de Mochè. Il est le libérateur futur, l’envoyé de D’ieu. C’est à D’ieu que revient le devoir de l’assister et le protéger contre tous les décrets de Parô. La fille de Parô, attirée par la beauté de l’enfant, est sensible à ses vagissements. L’enfant pleure tous ses frères jetés également dans le Nil. Mais elle constate que sa voix était celle d’un garçon. Le Réèm(8), cité par Êts Yossèf, dit que la voix de Mochè était puissante, rappelant celle d’un garçon dans toute sa force. Sans doute la pitié qu’il lui inspire est-elle motivée par cette voix. Bien qu’appartenant aux Hébreux, Mochè l’avait certainement impressionnée aussi bien par sa beauté que par sa vigueur. On sait combien les Égyptiens admirent la puissance et la beauté.

Pour le midrache, ce détail ne passe pas inaperçu. S’il motive la fille de Parô à prendre soin de Mochè, il justifie également l’attention particulière de la Chékhina. Mochè sera le porte-parole de D’ieu. Il est nécessaire qu’il soit digne de le représenter. La beauté et la force contribuent toutes deux, en tant qu’aspects extérieurs, à lui conférer cette dignité. Par ailleurs, “voici un garçon vagissant”, le texte fait référence à un autre personnage à propos duquel il a été dit également naâr, garçon. Il s’agit en effet de Yossèf. “Passant son enfance, est-il dit(9), avec les fils de Bilha et ceux de Zilpa”. Pourquoi est-il fait allusion à Yossèf? Le cercueil de Yossèf avait été déposé au fond du Nil. C’est dire qu’à travers Mochè, placé dans le berceau, Yossèf pleure les souffrances que les Égyptiens font subir aux Hébreux. Yossèf avait transmis, peu avant sa mort, et l’annonce de l’exil et le message de la délivrance. L’exil est là avec tout son carrousel de persécutions et de mauvais traitements. Mais le libérateur est né. Si les eaux du Nil emportent son berceau, c’en est fait de la délivrance. Aussi Yossèf veille-t-il, pour sa part, sur Mochè afin que le plan divin, prévoyant la délivrance, soit respecté. Rav Alchèkh souligne avec force la coïncidence, comme si dans les projets divins il y avait place aux coïncidences, entre le fait de placer Mochè dans une tèva, littéralement une boîte, et celui de le jeter au Nil trois mois après sa naissance. Mochè étant né le 7 Adar, fut jeté le 6 Sivane, jour prévu pour la donation de la Tora qui sera placée dans l’Arche Sainte. Mochè, appelé à transmettre à Israël la Tora, ne saurait être mieux protégé et sauvé qu’en ce jour. La Tora remplit ainsi son rôle de protection pour celui qui allait être un jour l’interlocuteur de D’ieu. Il est une raison supplémentaire pour que Mochè soit sauvé. D’ieu n’a créé le monde que dans le but de confier la Tora à Israël. Il est évident qu’Israël, refusant le don de la Tora, remettrait en cause l’existence de toute la Création. Dans une telle perspective, la nécessité pour Israël de recevoir la Tora justifie amplement et la sortie d’Égypte et le salut de Mochè.

Sans doute, le projet divin indique clairement que le but de l’esclavage égyptien s’imbrique dans un plan d’ensemble qui prépare Israël à prendre la place qui lui revient dans la Création. Le 6 Sivane sera le jour où Israël sera investi de sa mission particulière : prêtre des nations et peuple saint. Miryam, se tenant au loin pour voir ce qui allait advenir de Mochè, comprend que la fille de Parô entend l’adopter.

“Elle l’avait présenté, dit Rachi, à de nombreuses femmes égyptiennes pour l’allaiter, mais il refusait parce qu’il était destiné à parler avec la Chékhina divine”. Il est une autre raison militant en faveur du salut de Mochè. Il refuse le lait des femmes égyptiennes mais accepte aussitôt le sein de sa mère. Mochè doit demeurer saint dès son premier jeune âge car la Chékhina doit s’adresser à lui. Toutefois, comment Batia, la fille de Parô, fait-elle pour passer à côté de tous ces indices? Ne comprend-elle pas qu’il s’agit du libérateur d’Israël? Le nom qu’elle lui donne, Mochè, indique également qu’il est le libérateur, Mochè, signifie celui qui tire, le sauveur car sauvé des eaux, se dirait Machouï mine ha-mayim.

En vérité Batia, attirée par la présence du berceau, envoie sa servante pour le prendre. Devinant son désir de sauver l’enfant, ses servantes veulent s’y opposer; mais elles sont condamnées à mourir(10). Consciente de la hardiesse de son geste, force lui est de constater que toute opposition est réduite au silence comme par enchantement. Mochè, sauvé des eaux du Nil, évolue vers son destin. Batia l’introduit au palais. Sa beauté la subjugue. Elle l’entoure de toute son affection si bien qu’elle n’a jamais envisagé de le laisser sortir du palais. Elle veut éviter à Mochè tout contact avec la réalité cruelle : l’esclavage, les intrigues politiques et les complots. Elle n’est pas dupe : tout le monde sait que Mochè est un des enfants hébreux. Un geste malheureux et le voilà mort et, avec lui, toutes les espérances du peuple d’Israël. Mais elle s’entête à vouloir le tenir gardé au palais.

Parô lui-même succombe au charme de l’enfant. Il l’aime et le chérit. L’enfant trouve intéressant de jouer avec Parô. Lui enlevant la couronne, Mochè la jette par terre. Est-ce l’indice qu’un jour Mochè détrônera Parô? Oui! Ses conseillers Yitro, Iyob et Bil’âm en sont convaincus. Certains conseillent de le condamner à mort, d’autres, pour déterminer le degré de sa responsabilité, lui proposent de choisir entre la datte et la braise. Il voulait prendre la datte, mais le mal’akh, l’ange divin, l’oblige à s’emparer de la braise, montrant son inintelligence. Ainsi fut la décision divine de purifier surtout ses lèvres impurifiées au contact des seins des nourrices égyptiennes qui avaient tenté de l’allaiter.

En fait, Mochè met en péril le trône de Parô. Il le frappera de dix plaies pour le châtier d’avoir fait souffrir les Bénè Yisraèl au-delà de ce qui était prévu. Le geste anodin et innocent de Mochè prend toute sa signification. Un tyran ne saurait échapper à son châtiment. Il renferme en lui le facteur de son anéantissement, de sa négation. Mochè au palais subjugue tous ceux qui le voient et le contemplent. Plus tard, en tant qu’envoyé de D’ieu, il impressionne tous les Égyptiens. Mochè, important à leurs yeux, force leur respect car il apporte une nouvelle dimension dans leur philosophie de la vie. L’homme ne peut exploiter impunément l’homme. Les principes de justice et d’éthique sont les fondements de toute société. Sans eux, le monde est condamné à la ruine.

Hiram, roi de Tyr, jouissait de tout le bonheur matériel imaginable. Mais la violence et la perversité avaient sapé les bases de sa société. Le prophète, s’adressant à Hiram, dit(11) : “Par l’excès de tes fautes, par l’iniquité de ton trafic, tu as profané tes sanctuaires; aussi, ai-je fait surgir du milieu de toi un feu qui t’a consumé, et je t’ai réduit en cendres sur la terre, aux yeux de tous ceux qui te regardent. Tous ceux qui te connaissent parmi les nations, sont stupéfaits à cause de toi : tu es devenu un néant, c’en est fini de toi pour toujours”. Ainsi, le principe de sa propre ruine se trouve en lui-même.

Parô aura tout fait pour contrecarrer le plan divin. Sans succès. Mieux encore : sa propre fille élève celui qui, plus tard, châtiera son père et son pays. Le germe de la destruction se développe là où on s’y attend le moins.

Le midrache insiste sur le nombre d’années passées dans le palais de Parô. Que ce soit vingt ou quarante, Parô eut suffisamment le temps de se rendre compte qu’il a élevé en son sein son ennemi. Sans doute l’a-t-il compris car le destin exceptionnel de Mochè, échappant à la noyade pour échouer au palais d’Égypte, ne peut que conforter le peuple d’Israël dans l’espoir de la délivrance. L’enseignement du midrache vise également l’époque messianique. L’histoire reviendra sur elle-même. N’est-elle pas un éternel recommencement? La situation qu’Israël avait vécue en Égypte aura un prolongement dans l’exil actuel. Les persécutions feront surgir le principe même de la libération. Le Messie se retournera contre les païens peuplant le pays qui lui donne le jour et l’élève. L’exil égyptien fournit une preuve éclatante.

1. Chémot 1, 12. 

2. id.22. 

3. Tanhouma sur la sidra paragr. 8.

4. Chémot 2, 6. 

5. Chémouèl I, 3, 1.

6. Yéhèzqèl 28, 18.

7. Yéchâya 27, 10. 

8. Rabbi Èliyahou Mizrahi.

9. Bérèchit 37, 2.

10. Cf. Rachi sur Chémot 2, 5.

11. Yéhèzqèl 28, 18-19.

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