Yaâqov quitte Béèr Chèvâ
S’interrogeant sur le sens de Béèr Chèvâ, ville que Yaâqov quitte, le Midrache rapporte :
“Rabbi Yodane et Rav Houna enseignent. Rabbi Yodane dit : du puits du serment. [Yaâqov] s’est dit : il ne faut pas qu’Abimèlèkh exige : “jure-moi comme avait juré ton grand-père, car je retarderai alors, à la septième génération, la joie de mes enfants.
Rav Houna dit : du puits d’aînesse. [Yaâqov] s’est dit : il ne faut pas que Êssaw conteste le droit d’aînesse en me disant : ainsi tu m’as trompé en me privant de [mon droit d’] aînesse. Je perdrai alors le bénéfice de ce serment tel qu’il est dit : “Jure-le moi dès à présent.”
Rabbi Bérakhiya dit : du puits des bénédictions. Il dit : il ne faut pas que Êssaw m’accuse disant : tu m’as trompé en me privant des bénédictions [de mon père]. J’aurais fait perdre alors à ma mère [le bénéfice] de la peine qu’elle s’était donnée pour moi.”
Le midrache recense ainsi trois raisons motivant le départ de Yaâqov. Il tire cet enseignement de la précision apparemment inutile de Béèr Chèvâ. Yitshaq vivait, il est vrai, à Béèr Chèvâ depuis qu’Abimèlèkh avait renouvelé l’Alliance d’Abraham avec lui.
Ces trois raisons répondent essentiellement au souci de la vérité. Pourquoi Yaâqov fuit-il Béèr Chèvâ ? Le texte n’est-il point suffisant ? Rivqa inquiète de voir Êssaw prêt à se venger de Yaâqov pour avoir détourné à son profit les bénédictions de son père, demande à Yitshaq d’envoyer Yaâqov chez Labane.
Le midrache s’accroche, semble-t-il, au terme Béèr Chèvâ pour souligner que Yaâqov avait un intérêt particulier à partir vers Harane. De toute évidence, l’inquiétude de sa mère est légitime, il en tient compte mais c’est surtout dans la mesure où elle rejoint sa propre préoccupation. La préoccupation essentielle de Yaâqov concerne surtout l’avenir.
Ainsi Rabbi Yodane met-il l’accent sur un motif auquel on s’attend le moins : la peur d’Abimèlèkh qui aurait contraint Yaâqov à jurer. Le Chèvâ ou chévouâ, serment, retarderait le bonheur de ses descendants. C’est donc la fuite du serment d’Abimèlèkh.
Pourquoi cette peur ? Yitshaq lui-même n’avait-il pas repris pour son compte le serment d’Abraham sans qu’il soit nécessaire de procéder à un nouveau serment ?
En réalité, Yaâqov se considère déjà comme l’héritier spirituel de Yitshaq, son père. Seule sa descendance s’établira dans la terre promise. Ainsi, voyant repousser l’établissement de la descendance d’Abraham à la quatrième génération et ce, sans doute, à cause de son Alliance avec Abimèlèkh, Yaâqov décide de fuir pour ne point lui donner l’occasion de le faire jurer. Le lien entre le départ de Yaâqov et les bénédictions de Yitshaq est logique. Car dans l’optique du midrache, Yaâqov n’a été reconnu en tant qu’héritier de Yitshaq qu’après avoir reçu les bénédictions de son père.
La première réaction de Yaâqov est d’échapper à tout ce qui peut retarder l’établissement de sa descendance en terre promise. Pour cela, il assume le sacrifice de partir en exil. Le voilà déjà prêt à payer la dette des 400 années d’exil afin de permettre à sa descendance d’occuper bien vite le pays de Kénaâne.
Rav Houna porte l’accent sur les relations Yaâqov et Êssaw. Yaâqov conteste l’aînesse à Êssaw. Il a démérité, par sa conduite faite de concupiscence, de rapine et de violence, de garder le droit que la naissance lui avait accordé. L’aîné est appelé à servir D’ieu, à remplir des fonctions de prêtre incompatibles avec les débordements de la conduite morale de Êssaw. Yaâqov, conscient du rôle éminent qu’il peut remplir au service de D’ieu, accepte de jouer serré avec son frère. Il décide de faire tout pour lui ravir le droit d’aînesse. D’ailleurs, Yaâqov peut s’attribuer ce droit car il fut conçu en premier.
Êssaw fatigué, affamé, demande à Yaâqov de le nourrir. Celui-ci n’accepte qu’à la condition de vendre son droit d’aînesse. Peut-il le vendre ? Il renonce car il n’y voit qu’entraves à sa liberté. Il entend vivre et profiter de tous les aspects attrayants de la vie. La vie de sainteté et de pureté le rebute. Ce qui l’intéresse est de vivre dans un monde facile où les plaisirs sont à sa portée.
En revanche, Yaâqov accepte d’assumer les sacrifices qu’exige le droit d’aînesse. Au service de D’ieu, il se doit d’être pur et saint. Il renonce aux plaisirs faciles pour mener une vie d’ascète. Parce qu’il constate chez son frère le peu d’enthousiasme à servir D’ieu, Yaâqov fait prêter serment à Êssaw pour lui céder le droit d’aînesse. S’il fuit, c’est pour ne pas donner à Êssaw l’occasion de le contraindre à le délier de son engagement.
Mais Êssaw pouvait, en consultant son père, obtenir un désengagement, une hattara. Pour y parvenir, encore faut-il exposer à Yitshaq le contenu du serment. De toute évidence, Êssaw n’aurait jamais accepté de dévoiler à son père le contenu du serment. Il se serait purement montré à son père sous son vrai visage. Par ailleurs, quand bien même il serait prêt à le faire, le serment a été fait de telle sorte que, pour le délier, il eut fallu l’accord de Yaâqov. C’est donc pour éviter que Êssaw le force à le délier de son serment que Yaâqov fuit de Béèr Chèvâ. Chèvâ rappelle ici Chévouâ, serment. Yaâqov fuit pour ne pas perdre le bénéfice de ce serment.
Yaâqov se tourne également vers l’avenir. Il veut que ses enfants gardent le privilège d’être au service de D’ieu. Il est vrai que l’important pour lui est d’assurer à ses descendants un engagement moral. Ce souci est digne de l’homme intègre et pur qu’est Yaâqov. Êssaw, en revanche, non content d’avoir vendu son droit d’aînesse, le dédaigna.
Rabbi Bérakhiya voit, dans la fuite de Yaâqov, le souci d’épargner à sa mère un désaveu total pour son projet d’attirer sur lui les bénédictions de son père. Cependant, cette opinion soulève quelques difficultés. En effet, quand bien même Êssaw l’accuserait de l’avoir trompé, il n’en demeure pas moins que les bénédictions de son père seront toujours en vigueur. Rivqa ne perdrait donc pas en vain tout le mal qu’elle s’est donnée !
Yaâqov pense davantage aux relations futures qu’aurait désormais sa mère avec Yitshaq, d’une part et, de l’autre, avec Êssaw. Tout l’édifice bâti par Rivqa pour donner à Yaâqov la possibilité de s’affirmer en tant qu’héritier spirituel de Yitshaq, s’effondrerait avec, en plus, le risque de voir sa crédibilité entamée. Rivqa avait entrevu, il est vrai, ces deux éventualités. Mais elle est sûre du succès de son entreprise car D’ieu ne permettrait jamais à Êssaw de prendre une place qu’il ne saurait occuper eu égard à sa mauvaise conduite. N’apaise-t-elle pas d’ailleurs les appréhensions de Yaâqov ?
Yaâqov craint que Êssaw n’invoque l’existence d’un complot pour lui souffler la bénédiction paternelle, ce qui aurait pour résultat de l’annuler. Car, si jamais il reconnaissait sa supercherie, il perdrait le bénéfice des bénédictions.
Ce midrache, montrant les préoccupations de Yaâqov avant sa fuite, s’articule selon trois niveaux. Il fait appel à la fois à l’avenir et au bonheur de ses descendants ainsi qu’au bonheur et à la crédibilité de sa mère.
Le bonheur de ses descendants est le dénominateur commun qui relie les trois explications. Sa fuite se justifie puisque ses enfants seront préservés à la fois des calculs d’Abimèlèkh et des menaces d’Êssaw. Mais elle satisfait l’espoir de Rivqa.
Aussi retrouve-t-on dans les préoccupations de Yaâqov le souci de voir ses descendants réaliser l’unité nécessaire pour réaliser ces trois étapes : neutraliser les nations prétendument “amies” tel qu’Abimèlèkh, déjouer les plans des Êssaw et mériter d’être porteur de toutes les belles aspirations de Yitshaq et Rivqa.