La dernière nuit en Égypte
Entre D’ieu et Parô s’engage un combat dont l’enjeu est le peuple d’Israël. Parô s’obstine, malgré les plaies qui le frappent, à maintenir Israël asservi. Il lance un défi à D’ieu. C’est surprenant de voir un homme, fût-il roi puissant, tenir tête à D’ieu! Certes D’ieu avertit à l’avance Mochè(1) : “Le cœur de Parô est opiniâtre; il refuse de laisser partir le peuple.” Mais le cœur de Parô n’appartient-il pas à D’ieu? Pourquoi donc ne le contraint-Il pas à se soumettre?
Remarquons avec Rambam(2) que Parô, dans le récit des cinq premières plaies, refuse d’obéir, choisissant d’endurcir son cœur. En revanche, le récit des cinq dernières plaies révèle que ce fut D’ieu qui appesantit le cœur de Parô. Certes tout homme dispose d’une totale liberté. Dans le domaine moral, l’homme exerce pleinement sa faculté de choisir le bien comme le mal. Au début, Parô est libre. Mais à la fin, D’ieu confisque sa liberté parce qu’il a outrepassé les limites permises de la désobéissance si bien que le repentir lui sera refusé. En effet Parô, non content de s’être révolté contre D’ieu, avait incité tous les Égyptiens à la désobéissance, à la révolte. Rendu à ce degré de révolte, Parô mérite le châtiment exemplaire que lui réserve D’ieu. Rambane pense, quant à lui, que D’ieu endurcit le cœur de Parô au nom même de l’exercice de la liberté. Il eût été impossible à Parô de continuer à braver D’ieu après chaque plaie. Impressionné par la puissance divine, il n’a d’autre choix que de se soumettre à D’ieu. Mais D’ieu n’entend nullement forcer Parô. Celui-ci se doit d’obéir en toute conscience. Ainsi D’ieu s’arrange-t-Il à rétablir l’équilibre, car lui ayant appesanti le cœur, Il lui permet d’exercer pleinement sa liberté. Quoi qu’il en soit, si Parô ne cède point, c’est(3) : “afin que Mes miracles se multiplient, avait dit l’Ét’ernel à Mochè, dans le pays d’Égypte.” Les dix plaies détruisent l’Égypte, rongent le pouvoir de Parô et ses serviteurs. La dernière, frappant les premiers-nés, détermine Parô à céder et à laisser partir le peuple d’Israël. Le Midrache décrit la hâte de Parô et de ses serviteurs à voir sortir les Bénè Yisraèl. Citant le texte(4) :
“Parô se leva de nuit, ainsi que tous ses serviteurs et tous les Égyptiens“, il rapporte(5) : “[Que signifie de nuit?]. S’est-il levé à la troisième heure de la journée selon l’habitude des rois? Le texte précise : de nuit. Si c’est de nuit, peut-être à l’aide de musiciens et musiciennes? Il souligne : lui, tous ses serviteurs et tous les Égyptiens. Parô lui-même fait le tour des maisons pour réveiller chaque serviteur et chaque Égyptien(6) :
“Il manda Mochè et Aharone la nuit même.” Parô fait le tour des portes de toute la ville : où demeure Mochè, où demeure Aharone? Il dit : “Allez! Partez du milieu de mon peuple” Mochè lui dit : Nous ne devons sortir que publiquement tel qu’il est dit(7) :
“Que pas un d’entre vous ne franchisse alors le seuil de sa demeure, jusqu’au matin.“ Le Yalqout confirme ainsi la panique qui s’empare de Parô à un moment où sa vie est en danger. La mort des premiers-nés n’a épargné aucune maison égyptienne. Rachi souligne combien cette plaie avait mis à nu toute l’intimité des Égyptiens :
“Les Égyptiennes étaient, dit-il, infidèles à leurs maris et mettaient au monde des enfants de célibataires. Ainsi avaient-elles de nombreux aînés, parfois cinq pour une seule femme, chacun étant l’aîné pour son père.”
Les Égyptiens avaient donc tous peur de mourir. Parô, lui-même aîné, fut saisi de frayeur. Tiré du lit en pleine nuit, contrairement à ses habitudes de se réveiller à la troisième heure de la journée, Parô fait ce qu’un roi n’a jamais pensé faire un jour! C’est lui qui, faisant le tour des demeures de ses serviteurs, les presse à se lever. Un renversement de rôles et de situations s’accomplit. Parô, menant jusqu’alors le combat contre D’ieu, se voit obligé de faire un virage à 180 degrés. Il n’accorde pas de temps de réflexion à ses serviteurs. L’Égypte est sous tension. Une révolution est sur le point d’éclater. Les Égyptiens s’entre-tuent. S’il surprend ses serviteurs en pleine nuit, c’est qu’il entend, tout en chassant les Bénè Yisraèl de son pays, garder le pouvoir. Absent à un moment de crise, Parô aurait perdu son trône. Donc il réveille lui-même ses serviteurs et tous les Égyptiens. Il surmonte ses appréhensions pour ne pas perdre l’influence qu’il exerce sur tous ses sujets. Mais en réalité il craint qu’un complot ne se trame contre lui. Aussi pense-t-il prendre de vitesse et ses serviteurs et les Égyptiens.
Toutefois Parô, se sentant responsable de tout le désastre qui s’abat sur l’Égypte, entend s’assurer de la fidélité et de l’appui de ses serviteurs. Il fait le tour de leurs demeures pour recenser, semble-t-il, ceux épargnés par le fléau. Cependant comment comprendre qu’en ce moment de détresse générale, les serviteurs puissent encore garder le lit? La fatalité s’abattant sur l’Égypte ne les concerne-t-elle pas?
Peut-être Parô remarque-t-il un certain abandon de la part de ses serviteurs car, autrement, ils auraient tout fait pour lui prouver leur attachement et exprimer leur fidélité. En fait, ils assistent, sous le choc, impuissants à la ruine de l’Égypte et à la mort des meilleurs des Égyptiens. Ce choc les anesthésie. Il faut que Parô agisse pour les remettre sur la voie et rallier ses troupes.
Parô seul garde tous ses esprits malgré l’ampleur du drame. Pour arrêter le fléau, il lui faut rencontrer de toute urgence Mochè. Mais il ne peut le convoquer car il lui avait dit(8) :
“Sors de devant moi! Garde-toi de réapparaître à ma vue car le jour où tu verras mon visage, tu mourras!” Mochè répartit : “Tu as bien dit Je ne reverrai plus ton visage.” Il doit agir et, à la tête de ses serviteurs, il part à la recherche de Mochè.
Le Midrache souligne l’impatience et l’affolement de Parô. Aller de porte en porte pour demander “où habite Mochè”, voilà un comportement inhabituel pour un roi! Mais il est conscient de sa faute. Ayant interdit à Mochè de réapparaître devant lui sous peine de mort, Parô ne peut revenir sur sa parole. De même, Mochè ne manquerait pas d’invoquer cette interdiction pour ne point répondre à sa convocation. Or Parô est intéressé à trouver une solution immédiate à la situation dramatique de l’Égypte. Mochè refusant de sortir, fait un affront à Parô. Sa parole n’est plus prise en considération. Tout juste si Mochè lui accorde les égards dus à un roi. S’il n’obéit pas à l’ordre de Parô, c’est parce que la sortie d’Égypte doit avoir lieu au grand jour. Les Bénè Yisraèl ne sortiraient pas à la dérobée en pleine nuit comme des voleurs qui évitent d’être surpris. En outre, D’ieu interdit à Israël de franchir le seuil de la maison avant le jour. C’est dire que si obéissance il y a, Israël la doit avant tout à D’ieu et non à Parô.
Quelle nuit d’angoisse pour Parô! Elle est la plus longue de sa vie. Le temps s’écoule lentement. Mais étant la nuit où sa divinité est à son zénith, Parô se rend bien compte qu’il est abandonné des dieux et des hommes. Toute sa politique est vouée à l’échec. Cette nuit couronne de succès tous les efforts de Mochè. Sa mission de délivrer les Bénè Yisraèl se réalise.
Quelle belle victoire que remporte Mochè sur Parô! Celui-ci est contraint de déclarer devant ses serviteurs et devant tous les Égyptiens ses regrets d’avoir contredit D’ieu et Son envoyé. Il annule tous ses décrets et obtempère à tous les ordres divins. Il revient sur toutes ses paroles et dit à Mochè(9) :
“Allez! Partez du milieu de mon peuple, et vous et les enfants d’Israël! Allez adorer l’Ét’ernel comme vous avez dit! Prenez votre menu et gros bétail comme vous avez dit, et partez! Mais en retour, bénissez-moi.“ Tout se passe comme Mochè l’avait toujours réclamé. De plus, il voudrait que Mochè le bénisse car il craint de mourir, étant lui-même premier-né. Mochè ne se hâte pas de mettre en branle les Bénè Yisraèl. La délivrance doit être au grand jour. Toutefois comment Mochè a-t-il pu se prendre pour rassembler tout le peuple? Le nombre étant de 600,000 hommes en dehors des femmes et des enfants, il est impossible, avec les moyens de l’époque, de les convoquer tous à l’heure de la délivrance. Le Midrache(10), citant le verset(11) :
“Les enfants d’Israël partirent de Raâméssès dans la direction de Soukkot“, dit : “De Raâméssès à Soukkot, il y a quarante parsa(12). La voix de Mochè était entendue de Soukkot. Ne sois pas surpris, car le sable qu’il jette parcourt l’Égypte dont la distance [est parcourue] en quarante jours tel qu’il est dit(13) :
“Elle s’étendra en poussière sur tout le pays d’Égypte“.
A fortiori la voix [de Mochè]” Le Midrache s’interroge en effet sur les dispositions prises par Mochè pour organiser la sortie des Bénè Yisraèl. Comment éviter le désordre, en effet, à des milliers de prisonniers, d’esclaves, pour que leur sortie d’Égypte se déroule dans les meilleures conditions. Parô et les Égyptiens exercent, il est vrai, leur pression pour qu’ils s’en aillent à la hâte.
Le Midrache souligne toutefois, malgré les difficultés qu’un tel rassemblement soulève, le miracle produit. La distance de Raâméssès à Soukkot est de quarante parsa. Un homme peut parcourir en moyenne dix parsa par jour. Nous avons donc une distance de quatre jours de marche, quand il s’agit d’un homme que rien ne puisse gêner dans sa marche. Ici, il est question de 600,000 hommes accompagnés de surcroît de femmes et d’enfants qui sont censés retarder leur marche. Le miracle consiste à parcourir tout ce trajet en peu de temps par une population aussi nombreuse. Tout le peuple se met en marche à l’appel de Mochè qui se trouve à Soukkot. La voix de Mochè peut-elle porter à une si longue distance? Le Midrache n’a pas de misère à l’affirmer. Car ce miracle, tout compte fait, est moins important que celui qui consiste à lancer vers le ciel une poignée de suie de fournaise. Celle-ci est légère et la nature de la poussière, lancée vers les hauteurs, est de retomber sur la terre! Mais pour accomplir la volonté divine, malgré sa légèreté, “elle s’étendra en poussière sur tout le pays d’Égypte” dont la distance est à parcourir en quarante jours.
La voix voyage. Les ondes ont une limite. Mais celle de Mochè n’a pas été arrêtée. Elle est perçue par tout enfant d’Israël et l’invite à obéir. Déjà les Bénè Yisraèl sont avertis. Ils sont en état d’alerte maximum. Ainsi dit le texte(14) :
“Voici comme vous mangerez le [sacrifice pascal] : la ceinture aux reins, la chaussure aux pieds, le bâton à la main; et vous le mangerez à la hâte, c’est la pâque en l’honneur de l’Ét’ernel.” Tout est réglé pour que le moment venu le peuple entier se mette en marche.
Le miracle est d’autant plus grand qu’à aucun moment la parole de Mochè ne fut remise en question. Mochè est à quarante lieues d’eux. C’est par miracle que les Bénè Yisraèl arrivent à entendre sa voix. Et pourtant tous obéissent. Le signal est là et tous se réunissent. La voix de Mochè les galvanise, les transporte si bien que la distance est couverte en peu de temps comme s’il s’agissait d’une lieue. La délivrance d’Égypte préfigure la délivrance future. Quand l’heure de cette délivrance a sonné, toutes les oppositions, tous les refus se sont mus en accord total et définitif. Parô lui-même annonce à Mochè qu’il renonce à son refus. Il accepte toutes les conditions de Mochè. La Providence n’a pas fait attendre d’une minute le temps de la délivrance. Ainsi sera-t-il pour la délivrance future. Les ennemis d’aujourd’hui seront les premiers alliés car la vérité éclatera aux yeux de tous. Ainsi dit le Prophète(15) :
“Tu ne seras plus nommée la Délaissée et la terre ne s’appellera plus Solitude; toi, tu auras nom Celle que j’aime et la terre se nommera l’Épousée; parce que tu seras la bien-aimée de l’Ét’ernel et parce que la terre connaîtra les épousailles.”
1. Chémot 7, 14.
2. Lois sur le Repentir, chap. 6 paragr. 3.
3. Chémot 11, 9.
4. Chémot 12, 30, 31.
5. Yalqout chimôni sur le texte.
6. Chémot 12, 31.
7. Chémot 12, 22.
8. Chémot 10, 28-29.
9. Chémot 12, 31.
10. Tanhouma sur la Sidra paragr. 9.
11. Chémot 12, 37.
12. cf. Une parsa, est égale à 4 mil. Un mil mesure environ 1 kilomètre.
13. Chémot 9, 9.
14. Chémot 12, 11.
15. Yéchâya 62, 4.