La révélation de D’ieu au Sinaï
Sorti d’Égypte après tant de prodiges, Israël eut le bonheur d’assister à l’intervention divine sur la Mer Rouge. La traversée de la mer avait tant impressionné le peuple par la haute puissance déployée par D’ieu sur l’Égypte qu’il “révéra le Seigneur et [les Bénè Yisraèl] eurent foi en l’Ét’ernel et en Mochè, Son serviteur(1).” Rabbi Èliêzèr affirme d’ailleurs(2) : “qu’une esclave a vu sur la mer [Rouge] ce que n’ont pu voir Yéhèzqèl et les prophètes.” C’est dire que le miracle de la Mer Rouge est en soi une révélation de D’ieu.
Toutefois, la sortie d’Égypte visait, en plus d’affranchir le peuple d’Israël et le conduire en Kénaâne, à lui donner la Tora qui le guidera tout au long de son existence. C’est ce qu’annonce D’ieu à Mochè lorsqu’il lui apparut au milieu du buisson ardent(3) : “Quand tu auras fait sortir ce peuple de l’Égypte, vous adorerez le Seigneur sur cette montagne même.” Israël se trouve dans le désert du Sinaï. Il se prépare à recevoir la Tora “à la troisième néoménie” depuis son départ d’Égypte. Le don de la Tora est-il fait juste à cette génération sortie d’Égypte ou concerne-t-il également toutes les générations à venir?
Le Midrache(4), citant le texte(5) :
“Alors D’ieu prononça toutes ces paroles : Je suis l’Ét’ernel, Ton D’ieu…”, rapporte notamment les paroles de Rabbi Yitshaq :
Ce que les prophètes sont appelés à prédire fut reçu également du Mont Sinaï. Comment l’apprend-on? Du texte(6) :
“[J’institue ce pacte] avec ceux qui sont aujourd’hui placés avec nous, en présence de l’Ét’ernel, notre D’ieu, et avec ceux qui ne sont pas ici, à côté de nous, en ce jour”.
Ceux qui sont aujourd’hui avec nous, il s’agit des présents, ils sont de ce monde.
Ceux qui ne sont pas ici, il s’agit de ceux qui doivent naître. Ils ne sont pas avec nous, mais non ne se tiennent pas à côté de nous. En disant “ceux qui sont avec nous”, le texte désigne les âmes appelées à naître. Mais en ne disant pas “se tiennent”, il entend par là qu’ils sont inclus [dans l’Alliance], tel qu’il est dit(7) :
“Énoncé de la parole de l’Ét’ernel adressée à Israël par la main de Mal’akhi”. Il n’est pas dit par Mal’akhi, mais plutôt par la main, l’organe, de Mal’akhi, c’est pour t’enseigner que la prophétie se trouve dans la main de Mal’akhi depuis le Mont Sinaï.
À propos de Yéchâya, il est dit(8) :
“Approchez de moi, écoutez ceci! Dès le début, je n’ai point parlé en secret; du jour où l’événement s’est réalisé, j’étais présent. Et maintenant [dit le prophète], le Seigneur, l’Ét’ernel m’envoie et Son inspiration est en moi”.
Yéchâya affirme : depuis le don de la Tora, j’ai reçu cette prophétie, autrement dit je me trouvais au moment du don de la Tora. Mais “maintenant”, l’Ét’ernel D’ieu m’envoie et Son inspiration est en moi”. Car jusqu’à présent, je n’avais point la permission de prophétiser.
Mais les Prophètes ne sont pas les seuls [à être présents], c’est aussi le cas de tous les Sages présents et futurs tel qu’il est dit(9) :
“Ces paroles, l’Ét’ernel les adressa à toute votre assemblée…”. Qu’entend-on par “d’une voix puissante, sans rien y ajouter”? Nos Maîtres enseignent que les dix paroles ont été prononcées par la bouche de la Toute-Puissance d’une seule voix. Chose très difficile à prononcer par une bouche et à une oreille d’entendre. C’est pourquoi il est dit(10) :
“Mon âme s’était pâmée pendant qu’il parlait”. Une voix puissante, sans rien y ajouter : “cette voix s’est divisée en sept voix donnant ensuite soixante-dix langues”. Le mystère de la Révélation intéresse le Midrache. Celui-ci s’interroge principalement sur les relations des générations futures avec la Tora. Un Bèn Yisraèl né au vingtième siècle doit-il se sentir concerné par la Tora? N’a-t-elle été donnée qu’aux ancêtres sortis d’Égypte?
Certes la Tora, parce que venant de D’ieu, est rationnelle. Elle est aussi éternelle. C’est la fille préférée et aimée de D’ieu. Il tient à elle. S’Il en fait don à Israël, c’est parce qu’avant tout D’ieu se soucie de lui procurer le partenaire idéal qui s’occupe d’elle comme Il aurait tant aimé. La Tora et Israël justifient, à eux deux, la Création du monde.
Vu sous cet angle, il est impossible d’envisager le don de la Tora fait à une seule génération. La Tora doit accompagner le peuple d’Israël tout au long de l’histoire. Elle concerne donc toutes les générations. L’aventure de la Tora et d’Israël ne peut souffrir un seul instant d’être remise en cause. À aucun moment Israël ne saurait, pour rejeter la Tora, invoquer son désaccord, n’ayant pas été consulté au moment de la Révélation. De même, la Tora, ne trouvant pas telle génération à son goût, ne peut dénoncer son alliance avec Israël. L’alliance est permanente et contraignante. Aussi, pour éviter toute possibilité de rupture, fallait-il s’adresser, non seulement à la génération présente, mais aussi aux générations futures. Pour Rabbi Yitshaq, il ne fait pas l’ombre d’un doute que D’ieu, dans Sa grande sagesse, s’adresse, à travers les Bénè Yisraèl sortis d’Égypte, à toutes les âmes du peuple d’Israël. Au pied du Mont Sinaï, le peuple d’Israël, individus présents et les âmes futures, assiste à la Révélation de D’ieu. Le texte lui-même milite en faveur d’une telle approche.
En effet, en disant “D’ieu prononça toutes ces paroles”, le terme toutes pose problème. De plus, le texte ajoute en ces termes, lèmor, _, signifiant habituellement transmettre ces propos. Rabbi Yitshaq comprend que toutes les prophéties et, plus tard, toutes les explications avancées par les Sages de toutes les générations, se trouvent incluses dans les paroles divines. Il est évident que les propos d’un Sage ou d’un Maître renferment toujours, malgré leur concision, un nombre incalculable d’implications. La richesse des enseignements n’est pas fonction du nombre de mots. Toutes ces paroles fait référence à tout ce qui, dans l’avenir, sera dit. Aussi surprenant que cela puisse paraître, même les explications ou les opinions opposées ou contraires émises par les maîtres de chaque génération ont été dites au Mont Sinaï. Car chacun a pu assister au moment privilégié de la Révélation. Chacun a pu capter et retenir ce qui a impressionné le plus son âme. La sensibilité de chacun comme les facultés avaient permis de retenir une facette de la parole divine. La parole de D’ieu, telle une braise, éclate en gerbes d’étincelles. Chacune constitue une partie de la vérité. Les âmes présentes, celles appartenant à tous les Bénè Yisraèl sortis d’Égypte, reçoivent la Tora, mais avec elles toutes celles qui, de génération en génération, sont appelées à naître. Elles aussi reçoivent la Tora. De lèmor, Rabbi Yitshaq tire que les âmes futures, absentes au moment du Don, ont également reçu leur mission qu’elles seront, à leur tour, appelées à transmettre. Tous les messages prophétiques, tous les enseignements des Maîtres de chaque génération, ont été captés le jour même du don de la Tora. La preuve citée par Rabbi Yitshaq n’a cependant aucun rapport avec le jour du don de la Tora. Le verset est celui que Mochè dit au moment où il engage tout Israël à respecter le pacte de solidarité à Ârbot Moab. Nous sommes quarante années plus tard. En effet, sans l’engagement des générations futures à respecter ce pacte, la solidarité d’Israël serait absolument nulle. Il faut qu’en tout temps et en tout lieu, chacun se sente responsable de la conduite de l’autre. Le peuple constitue une entité, un ensemble. L’action morale de l’un rejaillit sur l’ensemble, engage tout le peuple. Aussi dit-il(11) :
“Et ce n’est pas avec vous seuls que j’institue cette alliance et ce pacte; mais avec ceux qui sont aujourd’hui placés avec nous, en présence de l’Ét’ernel notre D’ieu – il s’agit de ceux qui existent – et avec ceux qui ne sont pas ici, à côté de nous, en ce jour – autrement dit ceux qui n’existent pas encore”. En vérité, Rabbi Yitshaq applique également ce verset au don de la Tora par un raisonnement a fortiori : Si déjà Mochè arrive à convoquer pour les besoins de cette alliance les âmes futures, D’ieu le ferait à plus forte raison pour Mattane Tora. Par son caractère nécessaire, la Tora s’adresse à tous. Elle est permanente et rationnelle. Elle engage donc toute personne. Nul ne peut invoquer son absence le jour de Mattane Tora pour rejeter la parole de D’ieu. Elle s’adresse à tous et à travers les présents, elle engage les absents. D’ieu ne consent à donner Sa Tora aux Bénè Yisraèl qu’après avoir proposé comme garants leurs enfants destinés à naître. Dès lors que les générations futures se sentent concernées par ses mitswot et les appliquent, l’existence de la Tora est assurée. Toutefois, D’ieu ne laisse pas le choix aux générations futures d’accepter ou de refuser la Tora. Leur adhésion est acquise dès lors que les Bénè Yisraèl présents expriment leur accord. Il est significatif que le dernier prophète soit cité en première preuve. La prophétie est entre les mains de Mal’akhi. Il la détenait déjà.
En signalant en premier Mal’akhi, le Midrache indique que son message nécessite une transmission à Sinaï. Cela lui confère toute sa valeur. Il n’est personnel que dans la mesure où il fut le seul à le capter et à l’assimiler. Étant vrai pour Mal’akhi, ce ne pourrait que l’être également pour tous les autres prophètes. Yéchâya est plus explicite. Il est porteur du message prophétique depuis que D’ieu a parlé à Israël sur le Mont Sinaï. Toutefois, il n’aurait le droit d’en faire part que si autorisation lui est donnée. C’est dire qu’il ne suffit pas de capter le message. Encore faut-il être en mesure de le transmettre. Seul D’ieu demeure juge de la capacité et de la nécessité de sa transmission.
Aussi, les deux enseignements prennent-ils leur signification. Toutes ces paroles furent adressées à toutes les générations présentes et futures, à tous les prophètes et à tous les maîtres dont la tâche essentielle est lèmor, _, les rapporter, les transmettre. Et s’il fallait une preuve supplémentaire, le texte la fournit : “Ces paroles, l’Ét’ernel les adressa à toute votre assemblée” composée elle-même de prophètes et de maîtres qui apparaîtront dans les temps futurs.
La voix divine, s’adressant à des êtres présents, laisse son empreinte sur les générations futures si bien qu’elles se sentent concernées par les paroles de D’ieu. Elle ne s’arrête pas là. Concentrant le temps pour convoquer toutes les générations en ce temps privilégié de Mattane Tora, D’ieu livre son message d’une voix puissante, sans rien y ajouter, autrement dit, Il concentre toutes les paroles en une seule. Tout ce que D’ieu avait à dire, Il le dit d’un seul coup. Nos maîtres enseignent(12) : “Souviens-toi du Chabbat et observe le Chabbat ont été dits en une seule parole”. Fait extraordinaire! Car la parole divine permet de comprendre, malgré sa concision, toutes les implications et toutes les significations. Ainsi le fait de se souvenir chaque jour du Chabbat pour le sanctifier conduit à l’observer. De la mitswa de se souvenir, mitswa positive, obligation et devoir, découle la mitswa négative, la défense et l’interdit, de transgresser le Chabbat. Toutes les paroles divines, par leur qualité, sans doute parce que D’ieu est le Maître de la parole, du verbe, furent concentrées en une seule. Ceci est impossible pour une bouche humaine comme il est impossible à l’oreille de capter tous les sens en écoutant une parole contenant une quantité d’enseignements. La Mékhilta ira chercher sa preuve dans le fait que notre texte précise “D’ieu prononça toutes ces paroles”. Le Midrache poursuit son enseignement. La voix se divise en sept. En effet, le texte de Mattane Tora renferme sept fois le terme qol, voix. C’est dire que D’ieu utilise sept voix pour parler aux Bénè Yisraèl. Ce sont d’ailleurs les sept voix que David reprend dans les Psaumes, Mizmor 29, relatant le don de la Tora. Pourquoi le texte parle-t-il d’une seule voix puissante?
En vérité, la voix divine réalise ce fait incomparable. Elle supporte une division en sept voix, lesquelles également transmettent en soixante-dix langues les paroles divines. C’est là un autre aspect de la parole de D’ieu. Les Bénè Yisraèl, ne parlant que l’Hébreu, ne nécessitent nullement l’usage de soixante-dix langues qu’ils ne comprennent d’ailleurs pas de surcroît. En fait, cela souligne l’universalité de la Tora qui, en même temps que D’ieu la donnait à Israël, parvenait à tous les peuples de la terre. Cependant pour quelle raison D’ieu adresse-t-Il aux peuples de la terre une Tora qu’ils ont refusée? Il semble que l’intention divine est de montrer à tous ces peuples la dignité et le privilège d’Israël d’être l’interlocuteur de D’ieu. La Tora étant nécessaire pour l’existence du monde, ils devraient être les premiers intéressés à voir Israël l’accomplir et jouer pleinement son rôle de partenaire idéal de la Tora. C’est en recevant l’écho de la parole divine que les peuples apprécieront à leur juste valeur et le contenu de la Tora et la mission de Âm Yisraèl. C’est donc par souci d’octroyer à la Tora son caractère universel, rationnel et éternel que D’ieu s’adresse à Israël en confondant dans un temps unique, dans un lieu unique, un verbe unique, toutes les générations.
- 1 Chémot 14, 31.
- 1 Mékhilta sur Chémot 15, 2.
- 2 Chémot 3, 12.
- 3 Tanhouma sur la Sidra paragr. 11.
- 4 Chémot 20, 1-2.
- 5 Dévarim 29, 14.
- 6 Mal’akhi 1, 1.
- 7 Chap. 48, 16.
- 8 Dévarim 5, 19.
- 9 Chir ha-Chirim 5, 6.
- 10 Dévarim 29, 13-14.
- 11 Mékhilta sur Chémot 20, 8.