La Tora avant tout

Recensant les Léwiim, la Tora définit leur fonction dans le Michekane. Les trois branches, Qéhate, Guèrchone et Mérari, se voient attribuer chacune leur charge.

Ainsi Qéhate aura pour tâche de transporter les choses très saintes se trouvant dans la Tente d’assignation : l’arche du Statut, la table de proposition, le candélabre, l’autel d’or et toutes les pièces qui les accompagnent.

Pour Guèrchone, la tâche consiste à(1) :

“[Transporter] les tapis du tabernacle, le pavillon d’assignation, sa couverture et la housse de tahache qui la couvre extérieurement, ainsi que le rideau-portière de la Tente d’assignation, les toiles du parvis, le rideau d’entrée servant de porte à ce parvis, qui s’étend autour du tabernacle et de l’autel, et leurs cordages, et toutes les pièces de leur appareil…”

Mérari avait pour tâche le transport des solives du Michekane. En plus, tous les Léwiim de 30 à 50 ans accompagnaient les sacrifices de cantiques et de louanges à D’ieu.

Cependant, ce recensement ne manque pas de surprendre car il ne respecte pas l’ordre généalogique. Ainsi Guèrchone, l’aîné, n’est recensé qu’après Qéhate, le second. De plus, la charge des objets très saints revient à Qéhate, non à Guèrchone. Il semble que la préférence accordée à Qéhate soit le fait de l’appartenance de Mochè, Aharone et Myriam à cette branche. Le midrache se fera à ce propos plus précis.

Ainsi, citant(2) :

“Il faut faire aussi le relevé des enfants de Guèrchone”, le Midrache(3), rapporte : c’est bien ce qu’exprime le texte(4) :

[La Tora] est plus précieuse que les perles, les plus chers trésors ne la valent point.” On enseigne à ce propos : Un sage est avant un roi. Le sage, venant à mourir, n’a pas son substitut. Le roi meurt, tous sont éligibles pour la royauté. Le roi a priorité sur le Grand-Prêtre tel qu’il est dit(5) :

Le roi leur dit [s’adressant à Tsadoq le pontife et au prophète Natane…] : “Faites-vous accompagner par les serviteurs de votre maître.” Le Grand-Prêtre se place avant le prophète selon le texte(6) :

Là, Tsadoq, le pontife et Natane, le prophète, le sacreront roi d’Israël“, Tsadoq est avant Natane.

Rab Houna, fils de Rav Hanina, dit : le prophète plie mains et pieds et s’assoit devant le Kohène. Pourquoi? Car il est écrit(7) :

Ecoute donc bien, ô Yéhochouâ, Grand-Prêtre, toi et tes compagnons qui siègent avec toi.” S’agit-il de compagnons communs? Le texte enseigne(8) :

Tous des personnages de marque“. Mofète, de marque, fait référence à la prophétie tel qu’il est dit(9) :

S’il s’élève au milieu de toi un prophète ou un visionnaire, t’offrant pour caution un signe ou un mofète, miracle.” Un Kohène, oint à l’huile d’onction, est avant un Kohène investi par les habits [sacerdotaux]. Un prophète a priorité sur le Kohène oint, chef de guerre. Ce dernier est avant le substitut [du Grand-Prêtre], le substitut avant le chef de garde, celui-ci avant le chef de famille; ce dernier avant un administrateur qui, lui, se place avant un trésorier. Celui-ci se place avant un simple Kohène. Ce dernier a priorité sur le Léwi qui, lui-même, se place avant l’Israélite qui a préséance sur l’adultérin. L’adultérin a priorité sur le natine, (10)Le natine a préséance sur le prosélyte et le prosélyte sur l’esclave [kénaâni] affranchi. Cette préséance n’a cours que lorsque tous sont égaux. Mais si l’adultérin est sage, il a priorité sur le Grand-Prêtre ignorant, tel qu’il est dit :

Elle est plus précieuse que les perles.”

L’hypothèse de n’appliquer [cette priorité] que pour le racheter [de captivité], le laisser en vie, le vêtir mais non de lui accorder une place [d’honneur] dans l’académie, étant émise, Rabbi Abine affirme : même pour un siège [dans l’académie] car “elle est plus précieuse que les perles“, autrement dit, il est mieux que celui qui entre au Sanctuaire(11).

Autre explication :

Elle est plus précieuse que les perles, il s’agit de Qéhate et Guèrchone. Bien que Guèrchone soit l’aîné, et [le texte] réserve toujours un honneur particulier à l’aîné, parce que Qéhate portait l’arche contenant les Tables de la Tora, le texte lui accorde la préséance. En premier, il dit(12) :

Qu’on fasse le relevé des enfants de Qéhate…” pour ordonner, par la suite(13) :

Il faut faire aussi le relevé des enfants de Guèrchone…” “Elle est plus précieuse que les perles“, autrement dit plus précieuse que l’aîné, né en premier, péninim, signifie aussi début et commencement ainsi qu’il est dit(14) :

Or, jadis, lé-fanimen Israël…

Le midrache établit une hiérarchie. L’échelle de valeurs et de priorités qu’il énonce ne reconnaît, en fait, que la préséance de la Tora. Est roi quiconque détient la sagesse, la Connaissance. Ainsi s’exprime la Michena(15) :

“Ne recherche pas les grandeurs et n’ambitionne pas les honneurs. Mais [dans la pratique de la vertu], fais plus que ne l’exige ta science. N’envie pas la table des rois, car ta table vaut mieux que la leur et ta couronne est plus belle qu’une couronne de roi : songe que le maître pour qui tu travailles saura te rémunérer selon tes efforts.”

La Michena insiste aussi sur la position importante du Sage au sein de la société. Elle dépasse certes celle du roi qui, lui, occupe le sommet de la hiérarchie politique. Le véritable maître est celui qui voue sa vie à l’étude et à la pratique de la Tora.

Le Talmoud enseigne à de multiples endroits que le roi, lui-même, est tenu, chaque fois qu’une décision importante doit être prise, en l’occurrence l’engagement d’une guerre d’expansion, de consulter le Sanhèdrine(16) . Cela signifie qu’en dernier ressort la décision appartient aux membres du Sanhèdrine composé de sages.

Essayons de comprendre le motif d’une telle position. Déjà, le midrache cite en exergue la parole de Chélomo : “Elle est plus précieuse que les perles, tes plus chers trésors ne la valent point.” En fait, cette citation soulève une difficulté. La deuxième proposition “tes plus chers trésors ne la valent point” semble constituer une répétition de la première. Ne suffit-il pas d’affirmer qu'”elle est plus précieuse que les perles et les plus chers trésors”?

Certes, la répétition permet d’établir une hiérarchie basée sur la Tora. Les plus chers trésors sont, en vérité, toutes les carrières qui, en même temps qu’elles assurent une situation matérielle des plus enviables, procurent gloire et honneurs. Ainsi le roi assume la direction des destinées politiques de l’état. L’autorité lui appartient, son pouvoir est absolu puisqu’il le détient de D’ieu. Le peuple a l’obligation de le craindre, de le servir. Chémouèl définit ainsi pour la première fois l’exercice de l’autorité du roi. Il dit(17) :

“Voici comment procédera le roi que vous voulez avoir : vos fils, il les prendra pour les employer à ses chars,… vos filles, il les exploitera pour la préparation des parfums,… les meilleurs de vos champs, de vos vignobles,… il les prendra pour les donner à ses serviteurs… Il lèvera la dîme de vos grains et de vos vignes,… il prélèvera la dîme de votre menu bétail, et vous-mêmes deviendrez ses esclaves…”

Selon ce texte, le roi, fût-il le plus juste et le plus parfait, serait enclin à abuser du pouvoir qu’il exerce sur le peuple. Le pouvoir occasionne souvent une perte d’attachement et de fidélité à D’ieu et à la Tora. Il n’en demeure pas moins que le poste et la fonction fascinent et attirent des esprits communs. Aussi le midrache souligne-t-il que le roi est facilement remplaçable après sa disparition alors que la perte du sage demeure irréparable.

En outre, le sage occupe une place prépondérante au sein de la société juive. Ayant priorité sur le roi dont la position dépasse celle du Grand-Prêtre, se plaçant, lui-même, avant le navi, prophète, le sage administre la preuve que sa gloire brille d’un éclat tout particulier.

Rav Houna se livre à une démonstration magistrale révélant la prépondérance du sage. Sans doute envisage-t-il d’accorder volontiers cette considération au sage lorsqu’il s’agit de lui fournir son nécessaire quotidien, de le racheter de sa captivité ou de lui assurer les moyens de vie ou de survie. Néanmoins, il se pourrait que cette considération n’aille point jusqu’à lui témoigner des égards particuliers au point de l’installer dans la place d’honneur dans les assemblées ou dans l’académie.

Rabbi Abine affirme alors que l’honneur revenant au sage ne se limite pas au domaine matériel. Il s’applique également au domaine spirituel. Dans le lieu d’étude, le sage prend place devant le Kohène Gadol, le Grand-Prêtre, ignorant. Il invoque à ce propos le même texte. Mais cette fois, il tire l’enseignement à partir de la première proposition du verset, “elle est plus précieuse que les perles”. Péninim, perles, signifie également Sanctuaire. Seul le Kohène Gadol a la possibilité, une fois l’an, le jour de Kippour, de pénétrer au Saint des Saints. Mais s’il est ignorant, il ne saurait justifier une priorité sur le sage qui, lui, ayant assimilé la Tora, accède à une sainteté permanente dépassant celle du Kohène qui ne détient sa sainteté qu’en vertu de son ascendance remontant à Aharone.

Toutefois, à la différence du roi, le Kohène Gadol représente, en fait, le garant de l’harmonie et de l’unité du peuple. Grâce à l’exercice de son sacerdoce, il apporte à l’homme comme à tout le peuple, le pardon nécessaire à l’établissement de la paix et de la plénitude. Mais cela ne saurait se comparer à la fonction du sage qui, par l’étude permanente de la Tora, par le rayonnement qu’il diffuse autour de lui, ramène les hommes à D’ieu, leur faisant aimer et apprécier la Tora et ses préceptes.

Aussi, le sage exerce-t-il une influence directe sur la société bien davantage que le Kohène Gadol dont la somme des connaissances est des plus minces. D’ailleurs, le peuple se reconnaît dans ses maîtres, ses sages, car ils sont ses véritables pères.

Cependant, la deuxième explication du midrache cherche à justifier la prépondérance de Qéhate sur Guèrchone, l’aîné, par son attachement à la Tora. Qéhate a donné naissance à Mochè et Aharone. Ce sont eux les véritables maîtres de Âm Yisraèl. Mochè agit comme intermédiaire entre D’ieu et le peuple pour la donation de la Tora. Il l’enseigne à Aharone et à ses fils afin de la transmettre à tout le peuple. Il existe donc une relation intime entre Qéhate et la Tora.

Au Michekane, ce fut sa descendance qui était chargée de tous les objets saints, surtout de l’arche de l’Alliance dont le transport n’allait pas sans faire parmi eux de nombreuses victimes. C’est la seule famille des Léwiim, au nombre plus réduit, à assumer de tels sacrifices par amour pour la Tora.

Le texte rend à Qéhate un hommage particulier en le recensant en premier. Il entend marquer son estime et son admiration pour son sens aigu du respect et de l’attachement à la Tora. Il est significatif d’ailleurs que le texte emploie, pour recenser, le verbe nasso dont le sens étymologique est élever. Il s’agit d’élever à une dignité sans pareille une famille pour son abnégation et son engagement pour la Tora.

Le texte, il est vrai, réserve à Guèrchone le même terme. Mais il est aussitôt atténué par l’adverbe aussi. Tout se passe comme si le texte consent à ne donner le même privilège que parce qu’il est l’aîné.

La Tora reconnaît une dignité de fait à l’aîné. En effet, le mérite de naître en premier signifie qu’il dispose de la possibilité de réparer en priorité, avant tous ses frères, la faute originelle, celle du premier homme. Les premières générations, parce qu’elles ont procédé à leur réparation, accèdent à une perfection morale qui les élève à une dignité supérieure à celle des générations à venir.

Dans cette perspective, nous comprenons les efforts de Yaâqov d’acquérir l’aînesse. Il visait en vérité la perfection qu’elle peut lui procurer par l’usage mis exclusivement au service divin. Ainsi D’ieu consent-Il à l’appeler “mon fils, mon aîné”. La royauté ainsi que l’autorité furent toujours accordées aux aînés. À propos de David, le texte précise justement(18) : “En retour, Je ferai de lui mon premier-né, supérieur aux rois de la terre.”

Toutefois, cette supériorité n’a de sens que si elle s’accompagne de la disponibilité et de l’engagement à investir tous ses efforts au service de D’ieu et de la Tora. Autrement dit la Tora, à elle seule, constitue la justification de la gloire accordée à quiconque, fût-il le cadet, lui voue toute sa vie. La dignité de Qéhate est celle que lui confère la Tora. En le citant avant Guèrchone, la Tora tient à souligner l’importance qu’elle accorde à tout homme qui lui consacre son existence et ses efforts.

1. Bé-midbar 4, 25-26

2. Bé-midbar 4, 22.

3. Bé-midbar Rabba, chap. 6, paragr. 1.

4. Michelè 3, 15.

5. Mélakhim 1. 1, 33.

6. id. 1, 34.

7. Zékharya 3, 8.

8. id 3, 8.

9. Dévarim 13, 2.

10. N.B. Il s’agit des Guib’ônim que Yéhochouâ avait accepté de convertir. S’étant rendu compte qu’ils avaient abusé de sa confiance, il les charge, en guise de châtiment, de fournir le bois et l’eau au Michekane et, par la suite, au Bèt ha-Miqdache.

11. N.B. Péninim, perles, signifie aussi par décomposition lif’naï vé-lif’mim, Sanctuaire.

12. Bé-midbar 4, 2.

13. id. 4, 22.

14. Rout 4, 7.

15. Avot 6, 5.

16. cf. Bérakhot 3b.

17. Chémouèl 1. 8, 11-17.

18. Téhillim 89, 28.

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