Le bonheur de ce monde
«Vous pourrez vivre longtemps sur une récolte passée, et vous devrez enlever l’ancienne pour faire place à la nouvelle. Je fixerai Ma résidence au milieu de vous, et Mon esprit ne se lassera point d’être avec vous; mais Je me complairai au milieu de vous, et Je serai votre Divinité, et vous serez Mon peuple. Je suis l’Ét’ernel votre D’ieu, qui vous ai tirés du pays d’Égypte pour que vous n’y fussiez plus esclaves; et j’ai brisé les barres de votre joug, et Je vous ai fait marcher la tête haute(1).»
Aussi surprenant que cela puisse paraître, la récompense des mitswot n’étant pas de ce monde, la Tora énumère tout de même des récompenses auxquelles le peuple d’Israël est en droit de s’attendre pour son obéissance aux mitswot.
La récompense concerne, il est vrai, plutôt le monde à venir, Ôlam ha-ba. Mais toutes ces récompenses ne sont en fait que des avances pour permettre une meilleure disponibilité à l’homme de pratiquer davantage les mitswot.
Rabbènou Bahya Ibn Paqoda dit dans son ouvrage «Devoirs des coeurs»(2) :
«La bonne action se présente sous deux aspects. L’un est secret et échappe à l’examen de l’homme. Seul D’ieu le voit. Il s’agit du devoir des coeurs. L’autre, se situant au niveau des organes, n’échappe point à la vue de l’homme. Il s’agit des mitswot évidentes et sensibles. Et le Créateur, béni soit Son Nom, donne une récompense pour un acte tangible que réalisent les organes. Cette récompense est matérielle puisqu’elle se situe dans ce monde. Mais pour un acte secret, D’ieu réserve la récompense pour le monde futur.
Cette récompense est décrite par le Psalmiste dans son langage imagé(3) :
«Ah! Qu’elle est grande ta bonté, que tu tiens en réserve pour tes adorateurs, que tu témoignes à ceux qui ont foi en toi, en face des fils de l’homme.
Il en est ainsi pour le châtiment apparent et caché. La preuve? Le Saint béni soit-Il promet à son peuple une récompense dans ce monde, récompense matérielle pour des actes réalisés par des organes. C’est ce qui apparaît dans Bé-houqotaï. De même, Il assure un châtiment réel et éminent pour les transgressions évidentes et visibles.»
Ainsi cette sidra traite de la récompense reçue dans ce monde pour des mitswot matérielles et sensibles et du châtiment reçu dans ce monde au cas où ces mitswot ne sont point réalisées.
Mais Rambam, dans son Commentaire de la Michena(4) : «Voici des prescriptions que l’homme, les réalisant, reçoit les fruits en récompense dans ce monde et le capital demeure intact pour le monde futur : le respect du père et de la mère, la bienfaisance, l’établissement de la paix entre un homme et son prochain, un mari et sa femme, et l’étude de la Tora équivaut à toutes les mitswot», rapporte : Toutes les mitswot se décomposent en deux catégories. L’une a trait aux mitswot relatives à l’âme mettant l’homme en relation avec le Saint béni soit-Il, tels tsitsit, Téfilline, Chabbat, et l’idolâtrie, . L’autre traite de ce qui est utile à la société tels : vol, haine, rancune et indifférence à l’égard de ce qui affecte son prochain. Pour les mitswot mettant l’homme en relation avec D’ieu, la récompense est du monde futur. Pour les mitswot mettant en relation l’homme et son prochain, la récompense se situe dans ce monde. Mais l’étude de la Tora équivaut à tout. En effet, grâce à elle, on parvient à mériter les deux récompenses, car l’étude théorique débouche sur la pratique(5).»
Ainsi, selon Rambam, bien que la récompense des mitswot ne soit pas de ce monde(6) : «Si vous vous conduisez selon Mes lois», et que vous appliquez toutes les mitswot, tant celles mettant l’homme en relation à D’ieu que celles le reliant au prochain, la récompense consiste à accorder les pluies en leur temps afin que les fruits soient consommés dans ce monde et l’essentiel de la récompense réservé pour le monde futur.
Vous pourrez vivre longtemps sur une récolte passée, et vous devrez enlever l’ancienne pour faire place à la nouvelle.
Vous consommerez une récolte passée.
Plutôt que de figurer ce verset plus haut, après les versets 4 et 5, le texte s’arrange, semble-t-il, à ne le citer qu’après l’assurance de faire croître et multiplier le peuple d’Israël.
Or ha-Hayim explique yachane nochane, récolte très ancienne, non par l’assurance donnée à la récolte de ne pas être abîmée et attaquée par les vers, par les moisissures, mais plutôt par la préférence accordée à une telle récolte.
Bien que très ancienne, elle sera de meilleur goût que la nouvelle. Et s’il faut se débarrasser de l’ancienne récolte, la raison ne réside nullement dans la crainte de la voir se dégrader, se détériorer, mais plutôt dans la nécessité de faire place à la nouvelle.
Le texte tient donc à placer ici ce verset pour montrer que, malgré le nombre si grand des Bénè Yisraèl, la récolte s’avère tellement importante que la récolte ancienne suffirait amplement à leur consommation.
Et vous devrez enlever l’ancienne pour faire place à la nouvelle.
Pour Kéli Yaqar, le texte souligne, bien que sous forme allusive, la possibilité de contracter avec D’ieu une nouvelle Alliance. Toutefois, l’ancienne ne sera ni remise en question ni dénoncée. La nouvelle Alliance étant essentielle et principale, l’ancienne, bien que secondaire, n’en continuera pas moins à régir les relations d’Israël à D’ieu. Aussi est-ce là la signification de vous devrez enlever l’ancienne pour faire place à la nouvelle.
Ainsi s’exprime le prophète(7) :
«En vérité, des jours viendront, dit l’Ét’ernel, où l’on ne dira plus : «Vive l’Ét’ernel qui a fait monter les enfants d’Israël du pays d’Égypte!» mais «Vive l’Ét’ernel qui a fait monter, qui a ramené les descendants de la maison d’Israël du pays du Nord et de toutes les contrées où Je les avais relégués, pour qu’ils demeurent dans leur patrie!»
Et le Talmoud(8) d’affirmer à ce propos :
«Non pas que l’on ne mentionnera plus la sortie d’Égypte, mais celle-ci deviendra secondaire alors que le retour des exilés sera essentiel.»
Les prodiges divins réalisés lors de la sortie d’Égypte paraîtront pâles face à ceux que D’ieu produira en contractant une nouvelle Alliance avec Israël.
Ainsi est levée la contradiction apparaissant dans le texte : affirmant vous pourrez vivre longtemps sur une récolte passée, il poursuit et vous devrez enlever l’ancienne, avant qu’elle ne devienne passée, pour faire place à la nouvelle.
Or ha-Hayim propose une autre explication. Il s’agit, dit-il, du festin que D’ieu prépare aux Justes dans le monde futur. Il est composé «de vin conservé dans son propre raisin depuis les six jours de la Création(9)» qu’accompagne la chaire du Léviathan(10). Il n’y a point de produit aussi ancien puisque il préexiste à la création de l’homme.
Par ailleurs, le texte fait allusion, selon Or ha-Hayim, à l’enseignement du Talmoud(11) qui, se basant sur les propos de Iyob(12) «Les méchants sont privés de leur lumière à eux», affirme que le Saint béni soit-Il mit en réserve la lumière du premier jour de la Création pour priver les impies de s’en servir dans ce monde. C’est donc là le produit très ancien. Et l’ancien fera place au nouveau, cette première lumière réapparaîtra finalement dans tous ses éclats pour illuminer les Tsaddiqim, les justes.
Je fixerai Ma résidence au milieu de vous, et Mon esprit ne se lassera point d’être avec vous; mais Je Me complairai au milieu de vous, et Je serai votre Divinité, et vous serez Mon peuple.
Je fixerai ma résidence au milieu de vous.
L’amour que témoigne D’ieu à Israël est tellement fort et grand que la résidence divine, contre toute logique, se fixera parmi Israël et non parmi les anges célestes.
Et mon esprit ne se lassera pas d’être avec vous.
Mieux encore, le texte assure que l’intention de D’ieu est de maintenir Sa résidence parmi Israël, quand bien même subsisterait la crainte de voir le spirituel rejeter le matériel(13).
Rabbènou Béhayè, citant Rambane, applique à naf’chi, la signification d’esprit saint qui se dégage du Bèt ha-Miqdache, . Cet esprit, étant l’attribut de l’Intelligence, Bina, l’essence et l’origine de tous les êtres et de toutes les âmes, s’emparera des Bénè Yisraèl sans jamais avoir à les rejeter.
Il pressent dans cette promesse le moment ultime de la perfection définitive et sublime que connaîtra le peuple d’Israël.
Pour Sforno, la résidence divine, s’établira au milieu des Bénè Yisraèl, comme elle le fut avant la faute du veau d’or, sans jamais s’exposer à l’exil.
Mais Je me complairai au milieu de vous et Je serai votre Divinité et vous serez Mon peuple.
Selon Rav Alchèkh, D’ieu ne se contentant pas seulement de placer Sa résidence parmi Israël, se complaira à être parmi eux dans ce monde comme Il aime à se trouver en compagnie des tsaddiqim dans le Gan Êdène, Paradis.
Alors D’ieu s’apprêtera à être la Divinité d’Israël puisqu’en tant que peuple, il convient à D’ieu.
Sforno, s’appuyant sur hit-hallèkh, forme pronominale du verbe dont la signification est marcher en tous sens, se promener, dit que D’ieu ne limitant plus Sa résidence à un seul lieu, Michekane, ou Bèt ha-Miqdache, s’installera partout où se trouve Israël.
Je serai votre Divinité. –
Cette expression souligne les relations particulières liant Israël à D’ieu. Israël tire son existence permanente de l’éternité de D’ieu.
Je suis l’Ét’ernel votre D’ieu, qui vous ai tirés du pays d’Égypte pour que vous n’y fussiez plus esclaves, et J’ai brisé les barres de votre joug, et Je vous ai fait marcher la tête haute.
Pour toutes ces promesses, D’ieu invoque les prodiges réalisés lors de la sortie d’Égypte pour leur rappeler toute Sa sollicitude à l’égard d’Israël. Mais Il termine sur une promesse qui ne concerne que l’avenir :
Je vous ai fait marcher la tête haute.
Pour Rabbènou Béhayè, cette promesse se réalisera à la fin des temps. Mais comme il le souligne, cela ne sera possible que lorsque les Bénè Yisraèl auront réalisé toute la Tora de Alèf, la première lettre jusqu’à Taw, la dernière lettre de l’alphabet hébraïque. Le passage traitant des bénédictions et des récompenses commence, en effet, par Alèf Im bé-houqotaï et se termine par Taw, qomimiyout .
1. Wayi-qra 26, 10-13.
2. Portique sur la confiance chap. 4.
3. Téhillim 31, 20.
4. Pèa 1, 1.
5. Qiddouchine 40b.
6. id. 39b.
7. Yirmiya 23, 7 8.
8. Bérakhot 12b.
9. Bérakhot 34b.
10. Baba Batra 74b.
11. Haguiga 12a.
12. Iyob 38, 15.
13. Or ha-Hayim.