Le mystère de la vache rousse
Sans doute, la Tora a-t-elle pour but essentiel de permettre à l’homme, grâce aux mitswot, prescriptions, d’atteindre la perfection morale. Chaque mitswa vise, en fait, un niveau de cette perfection. L’action de la mitswa sur l’âme, pour l’affiner et l’épurer, défie la raison, échappe à la logique de l’homme. Nombreuses sont les mitswot appartenant à la catégorie rationnelle dont le sens évident contribue à faciliter leur réalisation matérielle.
Il est clair que l’interdit de tuer, de voler, serait d’autant plus respecté que la logique humaine l’admet. Bien plus, même si D’ieu ne l’avait pas prescrit, l’homme n’aurait eu aucune difficulté à le concevoir.
D’autres prescriptions se référant à des événements historiques incitent, par le symbole qui s’y rattache, à une réalisation facile. Pessah, Chavouôt et Soukkot, ne sont pas seulement des commémorations d’événements, mais aussi un ensemble de prescriptions qui libèrent l’âme de toutes les contraintes matérielles pour l’élever à un plus haut degré de connaissance et de perfection. Nombreuses également sont des prescriptions relatives à ces fêtes qui relèvent de la foi et de la fidélité à D’ieu.
La raison d’être du Chabbat, bien que reliée à la sortie d’Égypte, se justifie par l’acte de création. Chabbat révèle à l’homme le Créateur qui, tirant le monde du néant, lui recommande d’obéir à toutes Ses lois pour Le reconnaître en tant que D’ieu unique. En s’abstenant d’intervenir dans le monde de la Création, l’homme célèbre la divinité de D’ieu dont la souveraineté s’exerce sur le monde dans son ensemble, sur l’homme en particulier.
Mais il est une catégorie de mitswot dont le sens échappe à l’homme et ce, malgré la volonté d’en percer le mystère. La vache rousse est un décret qui ne cesse d’agiter les esprits. Rachi dit à propos du verset(1) :
“Ceci est un statut de la Loi” : Parce que le Satane et les autres nations se moquent d’Israël en disant : “Qu’est-ce que ce commandement et quel en est le motif?” C’est pour cela qu’il est écrit, Houqa, , un décret émanant de Moi que tu n’as pas le droit de critiquer.”
Les décrets présentent cet aspect qui, non seulement défie la raison de l’homme, mais expose la Tora à la critique et à la remise en question du bien-fondé de ses commandements.
Le Midrache(2), citant le texte(3) :
“Ceci est un statut de la Loi qu’a prescrit l’Ét’ernel“, rapporte : Rabbi Yitshaq introduit ainsi ses propos(4) :
“Tout cela, je l’ai expérimenté avec sagacité; je disais : “Je voudrais me rendre maître de la sagesse!”. Mais elle s’est tenue loin de moi“. Il est écrit(5) :
“Or D’ieu avait donné à Chélomo un très haut degré de sagesse et d’intelligence, et une compréhension aussi vaste que le sable qui est au bord de la mer.” Que signifie aussi vaste que le sable? Nos Maîtres disent : [D’ieu] lui avait donné la sagesse égalant celle de tout Israël tel qu’il est dit(6) :
“Il arrivera que la multitude des enfants d’Israël égalera le sable de la mer…” Rabbi Léwi dit : de même que le sable est une barrière à la mer, ainsi était la sagesse de Chélomo. Le proverbe affirme : Si la connaissance vient à te manquer, que possèdes-tu? Tu possèdes la connaissance, que te manque-t-il? Il est écrit(7) :
“Une ville démantelée, sans remparts, tel est l’homme dont le tempérament ne connaît pas de freins.” Par ailleurs, il est dit(8) :
“La sagesse de Chélomo était plus grande que celle de tous les Orientaux, plus grande que toute la sagesse des Égyptiens.” Quelle était la sagesse des Orientaux? Ils étaient rusés et devins.”
Afin de souligner le grand mystère qui entoure la prescription de la vache rousse, le midrache fait état de la sagesse incomparable de Chélomo qui ne peut le percer. Cette prescription étonne, il est vrai, par ses vertus. Toute sa raison d’être est de purifier l’individu de l’impureté contractée au contact d’un cadavre humain. Étant impur pendant une durée de sept jours, il ne peut devenir pur et apte à consommer les sacrifices ou les saintetés ainsi que de pénétrer dans le sanctuaire ou les lieux saints qu’après avoir subi l’aspersion avec de l’eau lustrale et des cendres de la vache rousse. Pourtant, celui qui procède à la préparation de la cendre provenant de la vache rousse, devient impur.
Cette contradiction surprend. L’esprit logique de l’homme n’arrive pas à concevoir que la vache rousse ait deux vertus opposées : purifier et impurifier.
Pour Rachi, ce commandement suscite les railleries et les critiques de Satan et des Nations. La beauté de la Tora, la valeur de ses prescriptions, cessent d’être intéressantes dès lors qu’ils sont confrontés à une mitswa qui n’a pas de justification rationnelle. Sans doute, l’objectif des détracteurs est-il de combattre l’ensemble des mitswot dès qu’ils se heurtent à ce genre de décret. Une seule mitswa n’a pas sa raison d’être, et toutes les mitswot cessent d’en avoir une.
La Tora est un édifice. L’ensemble vise la perfection de l’homme, perfection qui ne fait ni l’affaire de Satan, ni celle des autres Nations. Les relations privilégiées d’Israël avec D’ieu ont pour base l’accomplissement de la totalité des prescriptions de la Tora. En s’attaquant à l’une d’elles, c’est à l’ensemble que l’on s’attaque. L’édifice menace ruines aussitôt que l’une des mitswot est reconnue, si ce n’est inutile, du moins illogique.
Toutefois, jusqu’où peut aller la raison de l’homme? Est-il en mesure de tout comprendre, de tout pénétrer? Bien présomptueux qui prétendrait tout connaître, tout appréhender. L’homme est bien loin de saisir le monde qui l’environne. Il ne se passe pas de jour sans qu’il y ait une découverte, et la nature n’a pas fini de nous surprendre par les mystères qu’elle nous dévoile. Comment donc avoir la prétention de tout connaître?
En outre, les prescriptions religieuses s’adressent plus à la perfection de l’homme, la santé de l’âme, qu’à la connaissance. Un malade ne refuse pas de prendre un médicament sous prétexte qu’il ne comprend pas l’action de tous les composants sur les divers organes. Pourtant, pour ne pas souffrir et soigner son mal, il est prêt, malgré le manque de connaissance, à respecter scrupuleusement la prescription de son médecin. La santé de l’âme nécessite l’obéissance scrupuleuse de la prescription même si la raison n’est pas évidente ou inaccessible à l’intelligence de l’homme.
Cependant, il existe des exceptions parmi les hommes. Certains sont plus sages et plus savants que d’autres. Chélomo est doué d’une intelligence divine. D’ieu lui accorde une sagesse exceptionnelle, aussi vaste que le sable de la mer. Pour le midrache, cette expression pose un problème. De prime abord, la sagesse de Chélomo se définit comme le sable qui oppose une limite à la tendance expansionniste de la mer. Celle-ci envoie ses vagues et ses flots pour submerger la terre et gagner du terrain. Mais la vague se heurte à une barrière, elle vient mourir au pied du sable.
Est-ce à dire que la sagesse de Chélomo agit tel le sable qui met un frein à tous les assauts de la vie matérielle et sensible? La mer est le symbole de la matière. Comme la matière, l’eau de la mer épouse toutes les formes. Les plaisirs de la vie sensible se transforment, se changent et se multiplient. Seule la raison et la sagesse y mettent fin.
Mais l’interrogation du midrache cherche un sens encore plus adéquat pour définir la sagesse de Chélomo. Cette sagesse était égale à la sagesse de tout Israël. Sans doute, faut-il y voir une sagesse collective! Autrement dit, Chélomo aurait ainsi la prétention de représenter tout Israël puisque son intelligence était sans borne et chacun pouvait se retrouver en lui. Cette connaissance serait sans limite comme le nombre d’Israël qui, lui aussi, égale le sable de la mer.
Par ailleurs, la sagesse populaire, faisant l’éloge de la connaissance, affirme que l’homme est parfait dès qu’il y accède. Dépourvu, il a beau acquérir toutes les richesses de la terre, il demeure imparfait et inaccompli. Car, sans la connaissance, l’individu est tel une ville démantelée. Lui-même ne connaît pas de limites à ses volitions, à ses désirs. Sa vie dissipée ne peut le conduire qu’à la ruine de l’âme. La connaissance discipline les volitions, leur imprime un objectif : la perfection de l’âme.
Chélomo est le sage idéal. Il ne brille pas par une intelligence reconnue seulement par tout Israël. Sa sagesse dépasse celle des Sages d’Orient, d’Égypte et de tous les pays réputés pour leur savoir. Connaître le langage des oiseaux, interpréter leurs attitudes, leur gazouillement pour en tirer des informations sur la réalité du monde et les événements passés et à venir, constitue la sagesse des Orientaux.
Chélomo va plus loin : le monde lui révèle ses secrets. Il dépasse Abraham, Mochè, Yossèf et toute la génération du désert qualifiée de génération de la connaissance, .
Malgré tout, Chélomo n’accède pas à la connaissance du mystère de la vache rousse. C’est à ce propos qu’il précise : “Je disais : “Je voudrais me rendre maître de la sagesse! Mais elle s’est tenue loin de moi.”
Chélomo, n’ayant pu percer ce mystère, rend-il tout être humain aussi inapte et incapable que lui? En vérité, le texte laisse entendre, selon Kéli Yaqar, dans son commentaire du midrache(9), que le secret de la vache rousse fut révélé à Mochè.
Sans doute, l’accent est-il mis sur l’inaccessibilité de la raison à cette mitswa à moins que D’ieu Lui-même ne la révèle à l’homme. Chélomo, malgré sa sagesse, ne peut l’atteindre. Seule la révélation divine est en mesure de livrer le sens profond et secret d’une telle mitswa.
Le midrache souligne que toutes les vaches rousses, furent attribuées à Mochè. Chaque fois qu’une nouvelle vache rousse est préparée, on y ajoute des cendres de celle Mochè. C’est dire que la dimension spirituelle de chaque vache était assurée grâce à l’adjonction des cendres de la vache préparée par Mochè. La raison est que Mochè avait accompli la mitswa dans toute sa perfection, puisqu’il en connaissait la raison.
Cependant, le texte(10) laisse entendre que la prescription de la vache correspond à toute la Tora. Dans une telle perspective, toute la Tora devient inaccessible à l’esprit humain. Les significations des mitswot ne sont qu’apparentes et non essentielles. Chaque mitswa, bien que rationnelle, ne livre que certains de ses aspects. Le véritable demeure du niveau divin qui l’a révélé à Mochè.
L’homme, pour mieux viser la perfection, ne saurait se limiter à la signification apparente. Il se doit de concentrer sa pensée sur la valeur intime et secrète, celle qui fut enseignée à Mochè.
Israël, conscient de la place qu’il occupe au sein des Nations, n’a pas à se préoccuper de leur réaction, de leur position face à la fidélité qu’il témoigne à la Tora. Tirant son origine de D’ieu, l’architecte et le Créateur du monde, la Tora est l’élément adéquat et essentiel pour amener l’homme, malgré ses limites, à tendre vers la perfection morale. L’âme nécessite un tel support même si l’homme ne parvient pas avec précision à pénétrer tous ses mystères.
1. Bé-midbar 19, 2.
2. Bé-midbar Rabba chap. 16, paragr. 3.
3. Bé-midbar 19, 2.
4. Qohèlète 7, 23.
5. Mélakhim 1, 4, 29.
6. Hochèâ 2, 1.
7. Michelè 25, 28.
8. Mélakhim 1. 4, 30.
9. Tanhouma, Houqat paragr. 6.
10. Bé-midbar 19, 2.