L’installation des Juges

Prescrivant l’institution des Juges et des magistrats, la Tora dote, en fait, la société d’un système judiciaire qui lui assure son existence. La pratique de la justice et de l’équité est essentielle car elle crée les conditions favorables et nécessaires à la paix, l’ordre et l’harmonie dans le monde.

La Michena(1) compte la justice parmi les trois principes fondamentaux qui maintiennent le monde. Les deux autres principes, la vérité et la paix, seront inconsistants en l’absence de la justice qui confère à toute l’existence sa légitimité.

Le chaos et le désordre s’installent dès lors que les Juges négligent de remplir leur mission de faire régner la justice. Le législateur se doit de respecter les lois qu’il édicte tout comme le juge est censé appliquer son code.

Le dérapage est là, dès que le juge s’estime au-dessus de la loi; le système dérive et ne vise plus l’objectif assigné.

Néanmoins l’exercice consciencieux de la justice permet au juge, par l’exemple qu’il projette dans la société, de s’attirer le concours de tous pour faire triompher l’équité, la concorde et la coexistence.

L’homme a tendance, de par sa nature, à exercer sa propre loi. Mais si le juge se trouve là pour réfréner cette tendance, la société n’aura pas à affronter l’exercice de plusieurs lois et plusieurs justices. La justice sera une et universelle.

L’universalisme de la justice vient en fait de la raison qui fonde toutes les lois. Elles sont rationnelles parce qu’elles émanent en définitive de D’ieu. La justice n’existe qu’en vertu de son origine et de sa nature qui la rend contraignante. Un juge peu soucieux de la justice s’écarte en fait de la raison et de D’ieu.

Mais un juge, dans son exercice de la justice, rendant des jugements équitables selon la vérité, devient le partenaire de D’ieu dans l’œuvre de la Création. Cela explique pourquoi la Tora relève tant particulièrement la qualité d’impartialité et d’équité de Mochè, David et Yéhochafat, qui contribuent à faire éclore dans le peuple la conscience de la justice.

Le Midrache(2) relate le cas de Rabbi Hanina Ben Èl’âzar dont un de ses arbres laissait pendre ses branches à l’intérieur du champ du voisin.

“Un homme, se présentant à lui, se plaint de son voisin dont l’arbre donne sur son champ. Il lui dit : Reviens demain! Tous les cas, répond-il, qui te sont soumis, tu les tranches le jour même, et mon jugement tu l’ajournes!

Que fait Rabbi Hanina? Il mande ses ouvriers pour tailler son arbre dont les branches donnent sur le champ du voisin. Le lendemain, l’homme revint pour son jugement. [Rabbi Hanina] dit à la partie adverse : tu dois tailler ton arbre. Mais celui-ci réplique : pourquoi ton arbre laisse pendre ses branches vers le champ du voisin? Va constater, lui rétorque-t-il, fais exactement [à ton arbre] comme pour le mien.”

Le midrache, par cet exemple, tient à souligner jusqu’où va l’exigence de la justice. Le juge se doit de veiller à projeter l’image réelle de la justice. Il faut absolument tenir compte de la réaction de tous les justiciables. Un détail, fût-il insignifiant, peut détruire la crédibilité du juge, son impartialité.

Nos Maîtres du Talmoud conseillent(3) : “Sois irréprochable avant de reprocher aux autres.” Le juge n’agit efficacement que s’il se sent concerné lui-même par les lois qu’il applique.

En vérité, l’homme est en mesure, si jamais il le désirait, d’être son propre juge afin de mener une vie conforme à la morale et aux prescriptions de la Tora. En effet, le texte affirme(4) :

“Tu institueras des juges et des magistrats dans toutes les [portes] des villes que l’Ét’ernel, ton D’ieu, te donnera dans chacune de tes tribus; et ils devront juger le peuple selon la justice.”

On rapporte, au nom du Chèlah ha-Qadoche, que les portes des villes font allusion aux organes de l’homme qui ont un accès sur le monde extérieur. Ainsi les yeux, les oreilles, la bouche, les mains et les pieds, constituent les agents grâce auxquels l’homme agit sur le monde. Ce sont des portes, des ouvertures, qui nécessitent un contrôle constant de l’homme s’il ne veut point se voir entraîné par le Yètsèr ha-râ dans la faute.

Les yeux doivent éviter les spectacles incitant au péché. Il en est de même pour tous les autres organes. En les maîtrisant, l’homme surmonte facilement les assauts des autres organes et se conforme à la vie morale. C’est bien ce que le texte affirme : en plaçant des juges pour contrôler et diriger toutes les ouvertures, tous les organes ayant accès au monde extérieur, l’homme parvient à contrôler et à diriger facilement tout le peuple, autrement dit tous les autres organes du corps.

Le midrache(5) citant :

Tu institueras des juges et des magistrats dans toutes tes villes…“, rapporte : “C’est bien ce qu’exprime le texte(6) :

Va trouver la fourmi, paresseux, observe ses façons d’agir et deviens sage; elle n’a ni maître, ni surveillant, ni supérieur; elle prépare sa nourriture durant l’été, elle amasse ses provisions au temps de la moisson.” Qu’a vu Chélomo pour recommander au paresseux de tirer un enseignement de la fourmi?

Nos Maîtres disent : la fourmi possède trois alvéoles. Elle ne dépose pas sa nourriture dans la supérieure à cause de la pluie, ni dans l’inférieure à cause de [l’humidité] de la terre, mais dans l’intermédiaire. Elle ne vit que six mois. Parce que n’ayant ni système nerveux ni squelette, sa durée de vie est de six mois. Sa nourriture ne se compose que d’un grain et demi de blé. Pourtant elle fait des provisions durant l’été, de tout ce qu’elle trouve comme blé, orge et lentilles.

Rabbi Tanhouma dit : sa subsistance ne se composant que d’un grain et demi de blé, pour quelle raison amasse-t-elle tout ce qu’elle trouve? Elle se dit : si le Saint béni soit-Il décrète que je vive [davantage], j’aurais donc de quoi me nourrir.

Rabbi Chimône Ben Yohaï relate qu’une fois on a trouvé dans sa fourmilière trois cents Kour(7), amassés durant l’été pour l’hiver. C’est pourquoi Chélomo dit :

Va trouver la fourmi, paresseux, observe ses façons d’agir et deviens sage.” Vous aussi, préparez des mitswot dans ce monde pour le monde futur. Que signifie “observe ses façons d’agir et deviens sage?” Nos Maîtres disent : En observant sa conduite, [tu constates] qu’elle fuit le vol.

Rabbi Chimône Bèn Halaf’ta relate qu’une fourmi laisse tomber un grain de blé. Toutes ses compagnes, l’ayant senti, ne l’ont pas pris. Vint la propriétaire et le prit. Observe donc sa sagesse et tout ce qui fait son éloge car elle n’a appris [le respect de la propriété] d’aucune créature. Elle n’a ni juge ni magistrat tel qu’il est dit :

Elle n’a ni maître, ni surveillant, ni supérieur.” Vous, parce que j’ai désigné des juges et des magistrats, combien devriez-vous leur obéir! C’est bien ce que dit le texte :

Tu institueras des juges et des magistrats dans toutes tes villes.”

Midrache intéressant et surprenant. Intéressant parce qu’il affirme que la justice n’est pas seulement une exigence unique aux hommes. La justice et son respect sont nécessaires également à des créatures infiniment petites comme les fourmis.

Il est également surprenant car la justice apparaît dans son acception totale dans une fourmilière.

L’exemple de la fourmi, Chélomo le réserve au paresseux. Mais il intéresse tout être humain. La fourmi ouvrière et travailleuse, malgré son espoir de vie fixé à six mois, a de quoi inspirer l’homme. Elle pouvait se contenter d’un grain et demi, constituant toute sa nourriture, qu’elle prendrait chez la voisine. Mais son souci de ne pas porter atteinte à la propriété de l’autre et d’engranger même au-delà de la nourriture nécessaire est admirable. Elle ne veut pas tomber en manque si jamais le Créateur décidait de lui prolonger la vie.

Le souci d’équité et de justice commence par le respect de la propriété. Il y a iniquité dès que l’homme se sent en mesure de s’accaparer les biens d’autrui. Cette tendance développe en l’homme un irrésistible besoin de s’enrichir sans en fournir l’effort nécessaire.

Chélomo s’attaque à la paresse car c’est le travers principal qui mène l’homme à la ruine de la morale. La paresse entraîne l’homme peu à peu à se confiner dans un monde où les valeurs de travail, de propriété, de respect d’autrui sont inexistantes.

La fourmi possède justement les deux vertus qui manquent au paresseux. Elle est travailleuse, mais elle fuit le vol. Ce sont les deux principes qui soutiennent l’homme dans ses efforts pour doter la société de fondements solides. Ainsi le travail libère l’homme et l’oisiveté le conduit à tous les défauts. Ainsi l’ennui débouche sur l’inquiétude et l’angoisse qui ternissent le charme de la vie, à telle enseigne que l’homme n’accorde ni intérêt ni soin à ce qu’il entreprend.

Fuir le vol constitue l’autre vertu, conséquence directe de son amour pour le travail. L’homme apprécie et respecte tout ce qui est acquis par des efforts soutenus et un travail acharné. Il aime que son prochain soit attentif et respectueux de ses biens comme il respecte lui-même les siens. Il mesure en effet le temps investi dans son œuvre qu’il finit par apprécier.

Toutefois l’homme ne manque pas de s’interroger sur les contraintes que lui impose la morale! Pourquoi en effet se conformer à une vie morale quand il a la faculté de profiter des plaisirs sensibles de ce monde? Pourquoi respecter la justice et la vérité quand elles entravent et freinent la réussite et le succès?

Le sens de la vie ne s’arrête pas aux plaisirs et à la réussite. La vie de ce monde est comparable à un bel été où, comme la fourmi, l’homme doit amasser des provisions pour le long et dur hiver qu’il doit affronter pendant la mort.

Ce monde n’a de sens que si l’homme l’exploite à fond pour faire provision de nombreuses mitswot pour le monde futur. La vie morale, qui ne saurait exister sans le respect de la justice, permet à l’homme, en plus de lui assurer la paix et la concorde, de multiplier ses mérites par la pratique des mitswot, et accéder à la vie future.

Rabbi Chimône Bèn Halaf’ta s’émerveille devant la vie ordonnée et disciplinée des fourmis. Elles n’ont pas de système judiciaire : “Elle n’a ni maître, ni surveillant, ni supérieur.” Pourtant toutes respectent un seul code.

Point n’est besoin d’institution disciplinaire pour faire régner l’ordre. Le respect de la justice, le souci de la vérité, de l’absolu, est inné.

L’homme, doté d’intelligence, de sagesse, se doit de veiller plus que quiconque à l’ordre du monde. Il est la créature la plus noble, l’aboutissement de l’acte créateur. C’est à lui avant tout de faire régner l’ordre et la justice afin de mériter d’être l’interlocuteur et le partenaire de D’ieu.

Sans doute, l’homme est-il libre. Sa liberté lui ouvre l’éventualité de contester la justice et sa pratique. Mais c’est au nom de la liberté qu’il se doit de veiller à l’existence de la justice. C’est grâce à la justice que l’homme parvient à imposer sa présence au sein d’une société hostile. Le fort respecte le faible, la veuve et l’orphelin.

La justice existant, la société s’épanouit et atteint le but de la Création. D’ieu créa le monde en vue de le voir peuplé, habité. Or ce but ne saurait se passer de l’exercice de la justice qui, maintenant la coexistence, favorise l’établissement de relations harmonieuses et justes entre les peuples d’une part et, d’autre part, entre les hommes.

Ainsi le monde ne tient que sur la justice. Si elle s’exerce ici-bas, point ne sera nécessaire de l’exercer en haut, dans le ciel. Mais s’il n’y a point de justice en bas, alors s’exerce la justice du ciel.

1. Avot 1, 18.

2. Tanhouma sur Chofétim paragr. 3.

3. Baba Batra 60b.

4. Dévarim 16, 18.

5. Dévarim Rabba, Chofétim, chap. 5, paragr. 2.

6. Michelè 6, 6-8.

7. N.B. Un Kour, équivaut à 30 sèa, une sèa équivaut au poids de 17kg500.

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