Yéhochouâ succède à Mochè

Mochè sent sa fin approcher. Longtemps, il invoque la clémence de D’ieu pour échapper à la mort, au destin commun à tous les hommes.

Il a tant fait pour Israël qu’il n’envisage pas de le quitter fut-ce un instant. Son seul objectif est de l’accompagner afin de veiller sur lui, l’assurer de son appui, de sa protection.

Peu à peu, D’ieu l’en dissuade. Il va même jusqu’à lui donner un avant-goût de la mort. Assistant à celle d’Aharone, Mochè fut impressionné par tant de sérénité et de bonheur. Il souhaite une mort pareille tel qu’il est dit(1) : “Comme est mort ton frère Aharone”, autrement dit, la mort que tu as tant désirée.

S’il l’accepte à contrecœur, il demande au moins que ses fils prennent sa relève.

Rachi commentant le texte(2) :

Que l’Ét’ernel institue un chef“, dit : Lorsque Mochè entend D’ieu lui dire :

Donne l’héritage de Tsélof’had à ses filles“, il se dit : L’heure est venue de m’occuper de mes affaires et de demander que mes enfants héritent de ma haute dignité. Mais le Saint béni soit-Il lui dit : Ce n’est pas là Mon intention. Yéhochouâ est digne de recevoir la récompense de sa fidélité car :

il n’a pas quitté la Tente(3)“. Ainsi s’exprime Chélomo(4) :

Qui garde le figuier, jouira de ses fruits.”

Mochè renonce bien malgré lui à attribuer sa dignité à l’un de ses enfants. Mais il se console de voir son disciple récompensé pour tous ses efforts.

Son dévouement au maître est sans bornes. Sa soumission et son humilité font de lui le candidat digne de prendre la relève, après Mochè.

Sans doute lui manque-t-il la majesté de Mochè! Mais D’ieu lui enjoint l’ordre de communiquer à son disciple de sa majesté afin que les Bénè Yisraèl lui rendent honneur et respect(5). Et Mochè, lui imposant avec générosité ses deux mains, le remplit de sagesse.

Mochè joue donc sur les deux registres. Désirant être immortel et prendre soin de son peuple ou du moins, si cela s’avère impossible, avoir la joie de transmettre sa dignité à ses enfants. D’ieu refuse d’accéder à ses deux désirs.

Le Midrache(6), citant(7) :

Le Seigneur dit à Mochè : “Voici que tes jours approchent de leur terme. Appelle Yéhochouâ et présentez-vous dans la tente d’Assignation pour que je lui donne mes ordres“, rapporte : Mochè dit : Maître du Monde, après que mes yeux aient vu cette gloire et cette puissance, je dois mourir! Le Saint béni soit-Il répond(8) :

Est-il un homme qui demeure en vie sans voir venir la mort?“. Que signifie “Est-il un homme qui demeure en vie“?

Rabbi Tanhouma dit : Est-il un homme comme Abraham qui se jeta dans la fournaise [ardente] et en fut sauvé? Pourtant, après cela(9) :

Abraham défaillit et mourut!”

Est-il un homme comme Yitshaq? Après avoir offert son cou sur l’autel, il est dit(10) :

Vois, je suis devenu vieux, je ne connais point l’heure de ma mort!”

Est-il un homme [comme Yaâqov]? Après avoir combattu l’ange, il est dit(11) :

Les jours d’Israël approchant de leur terme!”

Est-il un homme tel que Mochè qui parla à son Créateur face-à-face? Pourtant il est dit :

Voici que tes jours approchent de leur terme.”

Midrache surprenant! Comment Mochè peut-il prétendre à une vie éternelle? Est-il possible à un être humain d’échapper à la mort? Quand bien même serait-il exceptionnel, dont le mérite fut de voir la gloire et la puissance divines, Mochè ne saurait justifier une demande aussi extravagante. Nul homme même ayant un destin hors pair comme Abraham, Yitshaq et Yaâqov ne saurait atteindre à l’immortalité.

Abraham, jeté dans la fournaise, aurait pu demander de vivre pour l’éternité. Il n’en fit rien bien que son vécu – frôler la mort dans la fournaise – le lui permît.

De plus, le fait même d’être sauvé d’une mort certaine prouverait aux yeux de tous le haut niveau de sa perfection morale. Mais s’il assume la mort, c’est bien parce qu’il considère la vie dans le monde à venir comme étant la vie essentielle.

Peut-être qu’en réalisant le miracle de sauver Abraham de la fournaise, D’ieu avait-il surtout voulu infliger à Nimrod son plus cuisant échec. Mais il n’en demeure pas moins qu’Abraham, ayant toujours prouvé son amour et son attachement à D’ieu, était en droit de réclamer la vie éternelle. Ses états de service parlent pour lui. Pourtant, il assume sans discuter les décisions divines.

Yitshaq fait don de sa vie à D’ieu. Abraham le sacrifie et au dernier moment, D’ieu le sauve. Lui, plus que quiconque, mérite la vie éternelle. Mais il n’en fit rien. Le moment venu, il déclare à son fils Êssaw qu’il s’attend à mourir.

Yaâqov, quant à lui, combat l’ange. Pour certains de nos Maîtres, l’ange, protecteur de Êssaw, n’est autre que l’ange de la mort. L’ayant vaincu, Yaâqov serait en mesure de justifier son droit à l’immortalité.

Tous les trois sont des tsaddiqim, parfaits, qui bien qu’ayant accompli avec fidélité l’enseignement de la Tora, ne furent jamais tentés de solliciter la vie pour l’éternité dans ce monde. Bien au contraire, ils assument pleinement leur destin et acceptent la mort comme étant la seule forme d’une vie éternelle.

Mochè, pour Rabbi Tanhouma, présente l’avantage singulier d’avoir communiqué dans un face à face avec le Créateur. Parler à D’ieu, contempler Sa Puissance et Sa Gloire condamne l’heureux élu à la mort physique. Qui voudrait, en effet, se détacher de l’extrême bonheur que procure cette contemplation? L’avoir vécu et revenir aux tracas de la vie terrestre est une prouesse.

Mochè, l’ayant vécu, estime être le seul en mesure de demeurer en vie. D’autant plus que Mochè est un des rares à avoir accompli intégralement la Tora! Il l’enseigne et la transmet à tout Israël. La mort ne châtie que celui qui transgresse la Tora. Mochè réclame à juste titre de vivre pour l’éternité.

Mais D’ieu n’accédant pas à sa demande, veut avant tout servir à Mochè toute sa récompense. Ce monde n’est pas compatible avec une récompense toute spirituelle. Les mitswot sont à accomplir dans ce monde mais la récompense est réservée pour le monde à venir. Comment Mochè recevrait-il la rétribution pour tout le bien qu’il a fait dans ce monde?

Sans doute, le Midrache à travers Mochè explique sa position à propos du problème de la mort. C’est un principe fondamental. Elle frappe autant l’impie que le juste, le méchant et le bon. Ainsi s’exprime Chélomo(12) :

“Tous sont soumis à des accidents pareils; un même sort attend le juste et le méchant, l’homme bon et pur et l’impur, celui qui sacrifie et celui qui ne sacrifie point; l’homme de bien est comme le pécheur, celui qui quête des serments comme celui qui craint de jurer.”

Le Talmoud(13) dit :

“Les Anges Serviteurs s’adressent au Saint Béni Soit-Il : Maître du Monde, pourquoi as-tu puni de mort le premier homme? Il répond: Je lui ai ordonné une mitswa légère et il l’a transgressée. Mais, dirent-ils, Mochè et Aharone ont réalisé toute la Tora et pourtant ils sont morts? C’est que, reprit-il(14),

Un même sort attend le juste et le méchant.

Aussi D’ieu ne saurait faire un cas d’espèce, une exception fût-ce même pour Mochè dont les loyaux services auraient certainement justifié une telle disposition.

Plus loin le Midrache(15) poursuit :

Appelle Yéhochouâ“, [Mochè dit] : Maître du monde, que Yéhochouâ prenne mon règne pour que je reste en vie! Le Saint Béni Soit-Il dit : Comporte-toi à son égard comme il le faisait pour toi. De bon matin, Mochè s’en fut chez Yéhochouâ. Lorsqu’ils pénètrent dans la tente d’assignation, la colonne de nuée les sépara. La colonne de nuée s’étant retirée, Mochè s’en vint auprès de Yéhochouâ et lui demande : Quelle a été la parole [divine]? Yéhochouâ répondit : La parole [divine] s’adressant à toi, devais-je savoir tout ce qu’elle te disait? Alors Mochè s’écria: cent morts plutôt qu’une seule jalousie. Chélomo l’explique(16) :

Car l’amour est fort comme la mort, la passion [la jalousie] terrible comme Chéol, la tombe. Il s’agit de l’amour de Mochè pour Yéhochouâ et de la jalousie qu’éprouve Mochè pour Yéhochouâ.

Comme il accepte de mourir, le Saint Béni Soit-Il se mit à le consoler. Il lui dit: par ta vie, tu avais conduit mes enfants dans ce monde, tu les conduiras dans l’avenir. D’où le déduit-on? Du texte(17) :

Alors son peuple se souvint des temps antiques, de Mochè!

Sans doute faut-il noter les efforts que déploie D’ieu pour amener Mochè à admettre l’impossibilité de rester en vie. Yéhochouâ ne peut accéder au règne que si Mochè vient à mourir.

Le temps du règne de Yéhochouâ étant arrivé, Mochè doit céder la place. Mochè comprend bien que Yéhochouâ, disciple dévoué et soumis, mérite d’hériter la dignité de Mochè. Ainsi pour parvenir à ses fins et rester en vie, Mochè est-il prêt à accepter d’être l’élève de Yéhochouâ. Les rôles sont ainsi inversés. Yéhochouâ devient le maître de Mochè.

D’ieu entre dans le jeu, laisse faire Mochè. Il l’encourage dans cette voie. Mochè accompagne Yéhochouâ à la tente d’assignation. C’est là que D’ieu adresse ses instructions à Yéhochouâ.

En chemin, Mochè se tient à la gauche de son disciple. Il assume pleinement la décision de se mettre à son service. Mais il présume de ses capacités de faire face à cette situation nouvelle. Arrivés à la tente d’assignation, une colonne de nuée sépare Mochè de Yéhochouâ. Mochè est forcé de se tenir à l’écart.

Déçu, Mochè attend patiemment que Yéhochouâ finisse de communiquer avec D’ieu. Mochè ronge ses freins. Il ne peut supporter que la parole divine l’ignore et le boude. Pendant quarante ans, il connut ce privilège. À présent, il souffre de ce manque. L’absence de la parole de D’ieu le fait tant souffrir.

Mais lorsque Yéhochouâ apparaît, Mochè se met en quête d’apprendre ce que D’ieu lui a dit. Yéhochouâ réagit de telle sorte que Mochè puisse conclure que du temps où il était son disciple, il ne cherchait pas à connaître l’objet de son entretien avec D’ieu à l’exception de ce qu’il devait apprendre en matière de Tora et de mitswot. Mieux encore, cette réponse suggère que Yéhochouâ savait tout de l’entretien de Mochè avec D’ieu.

Mochè reçoit cette réponse non comme une marque de promotion de Yéhochouâ, mais plutôt comme sa propre rétrogradation. Le sentiment qu’il développe est celui de la jalousie. Pourtant un maître n’éprouve jamais de jalousie à l’égard de son disciple. Mais la singularité de la demande de Mochè nécessite un traitement aussi radical afin qu’il se range à l’avis de D’ieu et consente d’assumer la mort.

En fait, Mochè, conscient de la vie infernale que fait mener la jalousie à l’homme, préfère cent morts à une telle vie. Aussitôt, D’ieu se met en devoir de le consoler.

Le rôle de Mochè prend fin dans ce monde. Mais à l’avenir, il aura le privilège de conduire Israël. Mochè aura le bonheur non seulement de conduire les premiers pas d’Israël mais surtout celui de le mener à son aboutissement.

Quel destin extraordinaire que celui de Mochè! Il épouse celui d’Israël. Mochè et Israël entretiennent des relations si intimes que la délivrance future ne saurait être sans le concours de celui qui restera toujours son rédempteur.

1. Dévarim 32, 50.

2. Bé-midbar 27, 16.

3. Chémot 33, 11.

4. Michelè 27, 18.

5. Bé-midbar 27, 20.

6. Dévarim Rabba, Chap. 9, paragr. 4.

7. Dévarim 31, 14.

8. Téhillim 89, 49.

9. Bérèchit 25, 8.

10. Bérèchit 27, 2.

11. id. 47, 29.

12. Qohèlète 9, 2.

13. Chabbat 55 b.

14. Qohèlète 9, 2.

15. Dévarim Rabba chap. 9, paragr. 5.

16. Chir ha-Chirim 8, 6.

17. Yéchâya 63, 11.

Leave a Reply